Le cri de la mère retentit encore une fois, sans réponse. Sa fille aînée s’était encore éclipsée. Il n’y avait pas un jeune homme dans le village qui ne soit pas à genoux devant la beauté de ses traits, mais pour la mère, elle était la plus inutile de ses neuf enfants. Les sept garçons étaient partis se couvrir de gloire sur le chemin de la guerre, et la plus jeune l’aidait du mieux qu’elle pouvait, pendant que son aînée paressait toute la journée, refusant de faire quoi que ce soit à part se promener dans la forêt. Jusqu’ici, la femme s’était dit que sa fille espérait ainsi se faire oublier, et ses corvées avec, mais elle avait plus de seize ans désormais, et une autre idée lui vint en tête un matin. Quand l’aînée fut partie dans la forêt, elle se tourna vers la cadette, et lui demanda de la suivre.
« Ne la laisse pas te voir, mais rapporte-moi si elle rencontre quelqu’un dans ces bois. »
La petite partit, mais elle ne fut pas longue à revenir, des larmes plein les yeux.
« Alors, qu’as-tu vu ? Rencontre-t-elle quelqu’un ?
La petite hocha la tête
« Et que faisaient-ils ?
– Elle s’est assise au bord du petit ruisseau mère, on aurait dit qu’elle attendait quelqu’un. Puis il est sorti des fourrés et s’est jeté sur elle. Je pensais qu’il l’attaquait, mais elle riait. Ils se sont roulés au sol, et ses rires ont changé, mais j’avais trop peur qu’ils me voient, alors je suis partie.
– Et qui était-ce ? Un garçon du village ? Le connais-tu ? »
La petite fit non de la tête.
« D’un autre village alors ? Il avait l’air de venir de loin ? »
« D’aucun village mère. Ce n’était pas un homme, mais un ours ! »
Les jambes de la mère ne la supportèrent plus, et elle s’effondra. C’était bien pire que ce qu’elle pensait ! Elle en parla à son mari quand il revint de la chasse, qui alla en parler à tout le village. Tant pis pour la honte, il y avait plus important. Tous compatirent à son malheur, et avec leur arc à la main, ils partirent vers le petit ruisseau. Là se trouvait encore l’ours, seul. Un gigantesque grizzli qui gronda en les voyant arriver. Mais une pluie de flèches s’abattit sur lui, et il s’affaissa sur le sol, mort. Les chasseurs retournèrent au village pour annoncer la nouvelle, et la jeune fille hurla de désespoir. Elle s’arrachait les cheveux pendant que les larmes ravageaient son visage. Après un temps les hurlements cessèrent, mais pas les pleurs, et la cadette finit par avoir pitié de sa sœur roulée en boule dans la terre. Elle alla la voir pour tenter de la réconforter, mais au début l’autre ne sembla même pas s’apercevoir qu’elle était là. Quand enfin elle remarqua sa présence, elle se tourna avec une flamme étrange dans ses yeux.
« Petite sœur, si tu veux mon bien, il y a une chose que tu peux faire pour moi. Va au ruisseau, où ils ont tué mon aimé, et rapporte-moi une de ses pattes. »
Rongé par la culpabilité, l’enfant s’empressa de s’exécuter, malgré la terreur que lui inspirait l’énorme carcasse de l’ours. Elle ramena la patte en cachette, et sa sœur en fit un talisman en la mélangeant à différentes herbes médicales. Elle rassembla le tout dans une petite bourse qu’elle portait toujours à son cou. Les jours passèrent, et elle recommença à manger, puis à se lever de son lit. Sa mère eut brièvement l’espoir de faire quelque-chose de cet enfant après tout, mais elle reprit vite ses habitudes. Elle ne s’occupait pas plus de ses tâches qu’auparavant, et le temps qu’elle passait avant dans la forêt, elle le passait désormais avec sa petite sœur, qu’elle suivait comme une ombre. Souvent on la voyait murmurer des prières en serrant son talisman, mais le reste du temps elle jouait avec les amies de sa sœur. Un jour, ces dernières s’exclamèrent :
« Nos mères disent que tu es la femme de l’ours, et qu’on ne doit pas t’approcher. C’est bien vrai ? »
La grande ne répondit pas, mais elle acquiesça.
« Alors, montre-nous comment sont les ours ! Nous serons de grands chasseurs, et toi l’ours que nous devons abattre ! »
Et sans attendre sa réponse, les enfants se mirent à lui lancer des poignées d’herbes comme s’il s’agissait de pierres ou de flèches. Se laissant prendre au jeu elle grogna comme un ours, et se laissa tomber au sol. Les enfants se jetèrent sur elle et commencèrent à la chatouiller.
« Non, non, pas les hanches ! cria-t-elle.
– Silence ourse, tu n’as pas le droit de nous dire quoi faire ! »
La sœur hurla de colère, encore et encore. Et à chaque hurlement, c’était un peu moins la jeune fille qu’on entendait, et un peu plus l’ours. A un moment, les enfants s’écrièrent : « Aah, elle se couvre de poils ! »
La sœur avait disparu, et à sa place se tenait une ourse énorme. Elle se dressa sur ses pattes arrière, et retomba sur l’un des enfants, qu’elle déchira en deux. De ses longues griffes, elle tua les autres, avant de retomber à quatre pattes et de sprinter vers les tipis. Les villageois hurlèrent et coururent, mais pas un ne lui échappa, et quand les hommes revinrent de la chasse, pas une flèche ne trouva sa fourrure épaisse. Les chasseurs eurent juste le temps de se dire qu’ils n’avaient jamais vu un ours se déplacer avec tant d’agilité avant qu’elle ne soit sur eux, et les massacre jusqu’au dernier. Seule survivante, terrifiée, la petite sœur vit l’ourse revenir vers elle, et se changer à nouveau en sa sœur.
« Viens, dit-elle. »
Et elle se dirigea vers leur tipi.
« Tu seras ma servante désormais. Tu me feras à manger, tu iras chercher de l’eau au ruisseau et tu t’occuperas de mes vêtements. Si tu es sage, je ne te mangerai pas. »
Et ainsi vécurent les deux sœurs pendant plusieurs semaines. Mais un soir, alors que la petite était allée chercher de l’eau, elle aperçut des cavaliers. C’étaient ses frères, qui revenaient du chemin de la guerre. Elle se précipita vers eux en larmes, et leur raconta l’histoire. Les frères furent choqués et attristés, mais ne voulurent pas emmener la petite avec eux.
« Notre sœur est morte, nous ne pouvons pas laisser ce monstre vivre en paix après le meurtre de nos parents, dit l’aîné. Mais puisque les flèches des chasseurs n’ont pu la blesser, c’est qu’une magie puissante la protège. Tu dois y retourner petite sœur, et découvrir comment nous pourrions la tuer. »
Obéissante, l’enfant retourna vers le tipi avec l’eau. Elle avait remarqué que sa sœur dormait mal, et décida de l’interroger à ce sujet. L’autre lui répondit qu’elle avait peur, et que cela la gardait éveillée.
« Peur ? Peur de quoi ? Avec ce talisman tu es invulnérable !
– C’est vrai, ma magie me protège des flèches et même du feu. Mais même les pattes d’un ours peuvent être percées par une aiguille. J’ai peur que lorsque que je suis sous cette forme, sans mes mocassins, une telle aiguille ne se plante dans ma patte et me laisse sans défense. »
La petite s’employa alors à la rassurer. Elle la prit dans ses bras et lui chanta les chansons que leur chantait leur mère jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Alors, elle rassembla toutes les aiguilles qu’elle put trouver dans le village et les planta dans le sol devant l’ouverture du tipi, la pointe vers le haut. Ensuite, elle alla retrouver ses frères au ruisseau, et leur raconta tout.
« Tu as bien fait. Maintenant nous pouvons venger nos parents. Mais avec son flair d’animal, elle nous sentira arriver de loin. Prends ce lièvre et cuisine-le dans votre tipi pour couvrir notre odeur. »
Et à nouveau, malgré la peur, elle obéit. L’odeur du ragout éveilla la sœur. Elle se releva avec les sourcils froncés et renifla bruyamment.
« Je t’ai préparé du ragout chère sœur ! dit la petite en essayant de ne pas trembler.
– Mais ce n’est pas du ragout que j’ai envie de manger… »
Les derniers mots étaient plus un grognement qu’une voix humaine, à mesure que la sœur reprenait sa forme d’ours et se jetait sur la petite. Elle eut juste le temps de sauter hors du tipi. L’ourse la suivit d’un bond, et atterrit en plein milieu du tapis d’aiguilles. Elle hurla de douleur, et les sept frères, qui s’étaient approchés, la couvrirent de flèches. Quand elle s’effondra, ils assemblèrent de grandes branches pour en faire un buché, et y mirent le feu pour incinérer la carcasse de l’ourse. Mais alors que le feu consumait sa chaire, une de ses pattes se détacha, et tomba sur le sol. A l’instant où elle le toucha, le corps de l’ourse en jaillit, intact, et se précipita sur les sept frères et la petite sœur. Alors le plus jeune s’écria : « Tu n’es pas la seule à posséder de puissant talisman ! » Il brandit une petite plume blanche vers le ciel, et ils s’envolèrent tous les huit. Ils montèrent jusqu’au ciel, où le jeune frère devint l’étoile polaire, et les six autres, avec leur petite sœur, les sept étoiles de la grande ourse.
Quelque-part dans les Grandes Plaines vivait un homme qu’on appelait Blaireau. Lui et sa famille vivaient très bien, et faisaient profiter tous leurs voisins de cette aisance, partageant avec eux la viande et les peaux qu’il avait à profusion. S’ils vivaient si bien, c’était qu’ils possédaient deux choses très particulières. La première était un enclos toujours ouvert d’un côté, et enroulé sur lui-même comme la coquille d’un escargot. On ne savait pas pourquoi, mais la forme attirait les bisons, et chaque matin Blaireau en trouvait plusieurs alignés dans l’enclos. La seconde était un arc d’apparence ordinaire, mais avec lequel il pouvait tirer des flèches grandes comme des troncs. Chaque matin, il abattait un arbre, en faisait une flèche, et d’un seul coup transperçait tous les bisons de l’enclos.
Un matin se présenta son frère, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Il s’appelait Ours Gris, mais était loin d’avoir la carrure de l’animal. Il était maigre, ses vêtements usés et puants, et la moitié de ses dents allaient du jaune au noir.
« Tu m’appelles frère, dit-il d’un air malheureux, pourtant tu ne me traites pas en frère. Regarde tout ce que tu as, pendant que ma famille vit dans la pauvreté. Le ventre de mes enfants crie famine du matin au soir, pendant que chaque jour tu abats plusieurs bisons ! »
Blaireau se sentit honteux, et invita Ours Gris à venir s’installer avec sa propre famille pour bénéficier de sa chasse. Le frère accepta, et le lendemain il se présenta avec sa femme et leurs cinq enfants. Sans un mot ils se précipitèrent à l’intérieur avant même d’y avoir été invité, poussèrent les enfants de Blaireau de la table et dévorèrent tout le repas, avant de vider les réserves. La femme et les enfants de Blaireau le regardaient d’un air atterré, mais il leur dit tout bas que la famille de son frère avait très faim, et qu’une fois rassasiés ils se conduiraient certainement plus poliment. Mais quand il n’y eut plus rien à manger dans la maison, Ours Gris, montrant une force qu’on ne lui aurait pas soupçonnée, attrapa son frère et le fit valser dehors, suivit bientôt de sa famille, derrière laquelle il verrouilla la porte. Blaireau et les siens ne purent que se fabriquer un abri de fortune pour s’abriter vaguement du froid, et se serrèrent les uns contre les autres pour s’endormir le ventre vide.
Le lendemain, Ours Gris réveilla son frère d’un coup de pied et lui jeta son arc.
« Au travail, ton enclos est plein de bisons et mes oursons ont faim ! »
Blaireau se leva avec entrain, ayant hâte de pouvoir nourrir ses propres enfants. Il tailla une flèche, et se dirigea vers l’enclos, où trois gros bisons broutaient. D’un coup il les abattit, la flèche traversant l’un avant de se planter dans le suivant. Mais quand il se dirigea vers l’une des bêtes, Ours Gris éclata de rire.
« Tu ne penses quand même pas qu’il y en a pour toi ? »
Et d’un geste, il projeta son frère plusieurs mètres en arrière. Blaireau retourna près des siens, bredouille, pendant qu’Ours Gris chargeait les trois bisons sur ses épaules et les ramenait à l’intérieur. Mais son plus jeune fils eut des remords en voyant la façon dont son oncle était traité, et il garda une partie de son repas. Plus tard, pendant que le reste de la famille faisait la sieste, il sortit discrètement et lança une patte de bison près de l’abri de Blaireau. Pendant ce temps, ce dernier tentait de rendre l’endroit plus agréable à vivre, ou au moins, moins froid pendant la nuit, car le vent d’hiver commençait à arriver. Quand il vit la patte, il crut à une bénédiction, mais elle fut vite partie.
Un mois passa ainsi. La famille de Blaireau survivait sur les restes du jeune fils d’Ours Gris, mais chaque matin les voyait se lever plus maigres que la veille. Un jour, après la chasse, Blaireau supplia son frère de le laisser avoir un peu de viande.
« Ma famille va mourir sinon. Et qui va chasser pour toi alors ?
– Tu n’es pas irremplaçable tu sais, je trouverai juste quelqu’un d’autre pour s’occuper des bisons. »
Et à nouveau il le repoussa violemment avant de s’en aller avec le fruit du travail de Blaireau. Ce dernier atterrit dans une mare de sang de bison. En se relevant, il vit qu’à un endroit, le sang s’était aggloméré en un gros caillot de la taille de sa tête. Il se dit que faute de mieux, cela pourrait peut-être faire un repas pour ses enfants. Il l’enveloppa dans de l’herbe, et le ramena chez lui. Il fit un détour pour ne pas passer trop près de son ancien logis, et ramassa des branches et brindilles en chemin. Quand il fut revenu à son abri, il construisit un sauna miniature. Il creusa un petit bassin, et alluma un feu au milieu de la construction. Quand il fit bien chaud à l’intérieur, il plaça le caillot dedans et attendit. Mais rapidement, des sons se firent entendre à l’intérieur. On aurait dit que quelqu’un chantait ! Il souleva la petite hutte, et vit que la voix appartenait à un minuscule être humain. Le garçon du caillot de sang s’étira tranquillement, et à mesure qu’il s’étirait il grandissait, jusqu’à atteindre une taille normale pour le jeune homme qu’il était. Il était habillé comme un guerrier, avec une superbe peau de biche blanche pour couvrir son torse.
« Garçon du caillot de sang, fit Blaireau, sois le bienvenu ! Mais je regrette de n’avoir à t’offrir que loyauté et honnêteté.
– Ne t’inquiète pas de ça, ce sont des présents bien plus précieux que n’importe quel trésor.
– Alors, si tu le veux bien, permets-moi d’être ton père adoptif. »
Le garçon accepta avec joie, mais Blaireau se désola alors de ne pas pouvoir donner de banquet pour fêter la nouvelle. Il expliqua l’histoire à son nouveau fils.
« Je sais père, c’est pour cela que je suis venu à vous. Demain, quand Ours Gris viendra vous chercher pour la chasse, ne vous laissez pas intimider, et prenez un bison pour votre famille. »
Et le lendemain, Blaireau suivit les instructions. Ours Gris fut furieux, et le frappa avec une violence qu’il n’avait pas encore montrée. Blaireau vola en l’air et rencontra le sol si violemment que pendant un instant, il ne sut plus où il était. Le garçon du caillot de sang jaillit alors de sa cachette et s’interposa entre les frères, son arc à la main.
« Pourquoi traites-tu mon père de la sorte ?
– Quoi ? fit Ours Gris gêné. Non, je le traite très bien ! J’insiste toujours pour qu’il prenne la moitié de la viande, mais il…
– Tu mens ! »
Et sur ces mots, il fit un pas en arrière, banda son arc, et planta une flèche dans le cœur d’Ours Gris. L’homme s’effondra, et sa famille, qui était sortie alertée par les cris, s’enfuit vers la maison. Le jeune homme les poursuivit, mais Blaireau s’exclama :
« Attends ! L’un d’eux nous a sauvé de la famine !
– Pas d’inquiétude père, je saurai le reconnaître. »
Et avant que la femme n’ait pu fermer la porte, il s’engouffra dans la maison à leur suite.
« C’est moi qui ait donné ma part à Blaireau et sa famille ! s’écria un des fils. Mais un autre reprit :
« Non c’est moi !
– Menteur, c’était moi ! »
Leur mère alors les interrompit : « Ils essayent tous de gagner ta sympathie, mais c’est moi qui nourrissait le frère de mon mari, au risque d’essuyer sa colère. »
Seul le plus jeune se taisait. Le garçon du caillot de sang leur demanda alors : « Vous tous qui prétendez avoir été bons pour mon père, qu’attendez-vous de moi ?
– Ta pitié ! crièrent-ils tous en même temps.
– Eh bien voilà la pitié que vous avez eue pour mon père. »
Et en quatre flèches rapides, il les abattit tous, à l’exception du plus jeune. Lui rentra chez lui, avec assez de provisions pour tenir une année, et Blaireau et sa famille, avec son nouveau fils, purent rentrer chez eux. A nouveau, ils ne manquèrent plus de rien et en firent profiter leurs voisins. Après quelques années, le garçon du caillot de sang partit pour vivre de nombreuses aventures, mais c’est l’histoire d’un autre soir.