Depuis des jours, une frénésie joyeuse agitait une petite île perdue au milieu de la mer de Java. Il faut dire que joyeux, ses habitants l’étaient toujours : marins et pêcheurs hors pairs, jamais ils n’avaient manqué de rien sur l’île, et on y vivait en paix, car si la beauté de ses filles était célèbre dans tout le Pacifique, la réputation de ses guerriers décourageait quiconque aurait voulu venir y troubler la paix que même les anciens disaient avoir toujours connue. Alors, sous le soleil qui illuminait ce paradis, on n’entendait presque jamais un sanglot, et la tribu prospérait sous un chef bien-aimé. C’était à lui qu’on devait l’actuelle frénésie, ou plutôt à son fils aîné, Begawan, qui allait se marier.
Rien n’était trop beau pour les jeunes amoureux, dont les vieilles murmuraient sous les cocotiers que leur union était aussi belle que celle du soleil et de la mer le soir. Toute l’île s’attelait aux préparatifs, et le couple n’avait qu’à penser aux belles années qui les attendaient.
Mais à la veille de la nouvelle lune, date à laquelle le mariage allait être célébré, la jeune fille fut prise d’un malaise qui la cloua au lit. Son front brûlait comme une braise, et chaque souffle lui semblait un effort insurmontable. De la nuit, Begawan ne quitta pas son chevet un instant, pendant que la moitié de l’île attendait à la porte de la maison et que l’autre moitié fouillait ciel et terre à la recherche d’un remède. Mais rien n’y fit, et chaque respiration était plus pénible que la précédente. Lorsque le soleil s’éleva au-dessus de la mer, la douleur disparut du visage de la fiancée, et elle s’endormit pour ne plus s’éveiller.
Le deuil qui prit les insulaires était à la hauteur de la joie qu’ils avaient eu à préparer les noces, mais nul ne fut plus abattu que le jeune homme, qui était veuf avant même d’être marié. Des mois durant, il resta prostré chez lui, mangeant à peine, dépérissant à vue d’œil. Lui qui était un chasseur si habile, ses flèches prenaient la poussière dans un coin. Ses amis commençaient à oublier le son de sa voix, et son bateau celui des vagues. Mais un soir un espoir surgit dans le village : Begawan sortait de chez lui. Mieux encore, il avait sur le visage l’air déterminé qu’on lui avait toujours connu par le passé. Mais la joie fut de courte durée quand on apprit son projet : celle que la mort lui avait prise, il irait la lui reprendre. Il partait vers le pays des âmes. Quand il annonça la nouvelle à son père, celui-ci tenta de l’en dissuader : le pays des âmes n’était qu’une légende de vieille femme, jamais il ne pourrait retrouver sa fiancée. Et puis, on avait besoin de lui ici ! L’homme se faisait vieux, il faudrait bientôt que son fils lui succède. Mais Begawan n’entendait rien. Son père argumenta, tempêta, menaça, supplia. Il ne réussit qu’à le retenir jusqu’au matin. Le bleu dormait encore, seul le blanc colorait le monde quand il arriva sur la plage.
Une hésitation le prit soudain : dans son esprit, l’existence du pays des âmes ne faisait pas un doute, mais où le chercher ? Alors le soleil se leva à l’est, et Begawan partit vers lui. Il navigua des jours et des jours sans apercevoir la moindre terre. Le sel lui donnait l’impression de porter sa peau comme une tunique trop petite, et ses provisions étaient épuisées, mais il maintenait le cap, jusqu’à ce que sa voile finisse par retomber. Il n’y avait plus qu’un léger souffle chaud qui l’entourait, et une mer d’huile faisait à peine clapoter de petites vaguelettes sur la coque de son embarcation. Au moment où il prenait conscience de tout cela, un vol de magnifiques oiseaux qu’il n’avait jamais vus le dépassa et fonça droit devant, comme pour lui indiquer le chemin. Il ne tarda pas à apercevoir une île au loin, mais il lui semblait que c’était plutôt l’île qui se déplaçait que lui qui avançait vers elle, tant la mer était calme autour de lui.
Il finit par accoster au pied d’une immense falaise blanche que gravissait un petit sentier caillouteux jusqu’à une minuscule cabane. Begawan s’avança sur le chemin, mais cette fois il aurait juré que la cabane s’éloignait. Il marcha pendant une éternité, mais sa destination paraissait toujours aussi lointaine alors que derrière, il distinguait à peine la voile de son bateau. Finalement la cabane disparut de sa vue, et Begawan s’effondra de fatigue. Sa gorge le brûlait et un goût de fer irritait sa bouche.
« Bienvenue », fit alors une voix. Un vieil homme appuyé sur une canne d’or se tenait devait lui.
« Je sais qui tu viens chercher. Elle s’est reposée ici, et tu en feras de même. Ensuite tu traverseras cette plaine infinie que tu vois se dérouler là-bas, jusqu’à arriver à un lac. En son centre se trouve l’île bleue, le pays des âmes. Tu pourras y retrouver celle que tu aimes, mais tu ne devras alors plus jamais porter l’oreille à autre chose que son amour. »
Le lendemain, ou était-ce une minute ou un siècle plus tard, Begawan s’éveilla, et le vieillard était parti. Il s’élança alors à travers la plaine sans jamais dévier de sa route, et il arriva sur les rives d’un lac. Mais sans les avertissements du vieil homme, il l’aurait pris pour une mer, car à perte de vue on ne devinait pas la moindre berge opposée. Sans navire pour le porter il entra dans l’eau, et nagea, nagea. Il nagea jusqu’à ce que ses bras le brûlent, puis jusqu’à ce qu’il ne les sente plus du tout. Il nagea jusqu’à apercevoir une jeune fille sur une plage, et ne plus sentir son corps. Il ne nageait plus, ne respirait plus, il n’était que sa destination. Alors seulement il atteignit l’île bleue. Les jeunes amoureux se sourirent, et marchèrent au bord de l’eau ; on aurait pu dire longtemps, si le temps avait encore existé. Ils marchaient au son du vent, au son d’une chanson qui contait leur amour, une chanson éternelle. Mais à travers le vent, une voix murmura. Begawan l’ignora d’abord, mais la voix insistait, et il finit par tendre l’oreille. La voix disait : « Ton père est mort, l’île a besoin de toi. »
Il cligna des yeux. En les ouvrant, il était seul, chez lui. Le vent était muet. Alors il sortit et alla rejoindre les siens pour les cérémonies de funérailles et de passation de pouvoir. Il savait au fond de lui que jamais il ne retrouverait l’île bleue.
Comme tous les matins, Urashima Taro mit sa barque à l’eau pour aller pêcher. Il habitait un village de pêcheur sur la côte, et le poisson était la seule richesse des environs. Le jeune homme était toujours le premier en mer et le dernier à revenir sur le rivage, car il ne pêchait pas seulement pour lui, mais aussi pour ses vieux parents dont il s’occupait depuis que son père était devenu trop malade pour lancer sa ligne. Ce jour-là cela dit, la mer était assez agitée, et Urashima Taro revint plus tôt que d’habitude. En remontant sa barque sur la plage il vit un attroupement d’enfants qui se bousculaient en riant. Il s’approcha et vit que les gamins s’attaquaient à une tortue. Ils l’avaient retournée sur sa carapace, et s’amusaient à la piquer avec des bâtons.
« Hé, laissez donc cette tortue tranquille ! Vous ne pensez pas qu’elle a droit à autant de respect que vous ? »
Et ayant chassé les enfants, il remit l’animal à l’eau. Elle s’éloigna en nageant à toute vitesse, mais arrivée à bonne distance elle ralentit, et Urashima Taro eut l’étrange impression qu’elle se retournait pour lui faire signe. Quelques temps plus tard, alors qu’il pêchait comme d’habitude, il entendit appeler derrière lui. « Urashima-san, Urashima-san ! ». C’était la tortue qu’il avait sauvée, et qui venait le remercier. Elle l’invita à monter sur son dos, et quand le jeune homme fut installé sur sa carapace elle plongea. Paniqué, il tenta d’abord de retenir sa respiration, mais après un temps il n’en put plus et ouvrit la bouche. Il s’attendait à sentir le gout salé de l’eau de mer s’y déverser, mais à la place il lui sembla qu’il prenait une grande bouffée d’air frais. Il respirait sous l’eau comme un poisson. La tortue nageait à toute vitesse, et il voyait défiler l’éclat arc-en-ciel des coraux, et les mille couleurs des poissons qui le regardaient passer curieusement. Peu après il arrivèrent au palais du dragon, tout en corail rose et blanc. Une belle princesse les attendait là.
« Merci d’avoir sauvé mon amie Urashima Taro. Pour te montrer ma gratitude, tu pourras désormais vivre ici, et tu n’auras plus jamais à t’inquiéter de quoi ce soit. »
Et en effet, les jours et les nuits au palais du dragon n’étaient que spectacles et musique. Tous les matins, de gigantesques poissons koi venaient exécuter avec leur queue une sublime danse des voiles, puis la journée s’écoulait d’une merveille à l’autre. Tout à son émerveillement, Taro ne voyait passer ni les jours, ni les semaines. Mais un matin pourtant, la pensée de ses parents lui revint, et il demanda à la princesse s’il pourrait les visiter. Durant le temps qu’il avait passé au palais, les deux jeunes gens étaient tombés très amoureux, et la princesse eut un air peiné.
« Cela m’attriste de te voir partir, mais il est normal que tu t’inquiètes pour tes parents. Va les voir, et prends cette boite avec toi. Mais surtout ne l’ouvre pas. Quand le soleil se couchera, je t’attendrai là où tu as sauvé mon amie. »
Et la tortue arriva pour emporter Urashima Taro vers la surface. Tous les jours, pendant des années, il avait pêché dans cette mer, et il en connaissait le moindre rocher. Quand il revint à la surface, il fut donc certain que c’était là qu’il avait passé sa jeunesse. Pourtant, hormis les rochers et la plage, tout avait changé. Il ne reconnaissait ni les gens qu’il voyait, ni les maisons du village. Il s’approcha d’un pêcheur et lui demanda où était passée la maison de la famille Urashima, mais l’homme n’avait jamais entendu un tel nom. Paniqué, il traversa tout le village en courant, mais ne trouva signe ni de ses parents, ni de sa propre maison. Il ne reconnaissait personne, et personne ne se souvenait de son nom. Finalement, après avoir fait le tour du village plusieurs fois, il interpella un vieillard qu’il n’avait pas encore remarqué.
« Urashima Taro… Oui, ça me dit quelque-chose… Je pense que c’était un des pêcheurs du village, il y a longtemps. Il se serait perdu en mer ou aurait quitté le village, je ne sais pas. Mais c’est une vieille histoire, mes parents n’étaient pas nés. »
Désespéré, Taro retourna sur ses pas. Tous ceux qu’il avait connu étaient morts depuis longtemps. Personne ne se souvenait même de ses parents. Il se laissa tomber sur le sable sans remarquer le soleil qui se couchait. Il sentit alors quelque-chose dans sa poche. C’était la boite que lui avait donné la princesse. Elle lui avait dit de ne pas l’ouvrir, mais que pouvait-il encore lui arriver ? Il souleva le couvercle, et un léger courant d’air en sortit pour l’envelopper. Quand il se dissipa, un vieil homme se tenait sur la plage. La boite contenait toutes les années qu’il n’avait pas vues passer dans le palais du dragon. Alors, Urashima Taro porta son regard fatigué sur la mer, et il lui sembla voir une belle jeune fille qui le regardait tristement, assise sur une tortue. Puis il ferma les yeux, pour ne plus les rouvrir.
La nuit était tombée, et les ombres de la jungle avaient depuis plusieurs heures envahi la clairière. Le couple avait été surpris par les ombres, et les gardait à distance avec un feu qui crépitait joyeusement. Soudain un léger bruit fit tourner la tête à la femme. Et se releva d’un bond, et précipita par ce mouvement toute l’histoire que je vais vous conter. Un brouillard roux bondit depuis les fourrés, mais le tigre avait mal calibré son saut : il atterrit au milieu du feu, et poussa un cri terrible. Le couple s’encourut vers le village, à travers les ténèbres de la jungle. Dans leur panique, ils avaient, pour un instant seulement, mais un instant de trop, oublié leur enfant. Le bébé appartenait à la jungle désormais.
Un cri retentit aux oreilles de mère-louve, et elle leva la tête étonnée.
« Si je sais reconnaître un chevreuil d’un buffle, c’est Shere Khan, répondit père-loup. Et à l’odeur, l’imbécile a dû sauter sur un feu de bûcheron.
– L’imbécile ? dit Tabaqui. Shere Khan sera comblé de savoir que c’est ainsi que vous le nommez. Mais je vais aller m’enquérir de son état. Grand merci pour l’os, c’était un festin. »
Père-loup jeta un regard de dédain au chacal. Il était le concierge de la jungle, ragotant à tort et à travers, et suivant ceux qui lui laissaient quelques restes. Shere Khan principalement. Il était venu annoncer aux loups que le tigre avait changé de terrain de chasse, et viendrait sans les avertir sur le leur, bien que la Loi de la jungle interdise un tel acte.
« Il a dû irriter les villageois de la Waingunga, reprit mère-louve, et maintenant il vient mettre les nôtres en colère. Quand ils viendront avec la fleur rouge, lui sera loin, mais nous avec nos petits, nous devrons courir…
– Attends, tais-toi, j’entends quelque-chose venir par ici… »
Quelque-chose montait vers la tanière des loups, une chose qui faisait plus de bruit qu’aucun habitant de la jungle ne se permettrait une nuit de chasse. Père-loup se ramassa et s’apprêta à bondir, mais quand la chose sortit enfin des buissons il s’arrêta à mi-bond, et retomba presque sur place.
« Un petit d’homme, s’exclama mère-louve. Regarde comme il est brave ! Il se tient nu devant nous, quand la nuit a couvert la jungle, et il entre dans notre tanière comme dans la sienne.
– Il a déjà poussé un de nos petits pour prendre son repas !
-Par ici monseigneur, il est parti par ici ! »
Tabaqui traversa à son tour les fourrés, suivi du tigre, qui boitait plus que d’habitude. A sa naissance, sa mère l’avait nommé Lungri, le boiteux, mais ce soir chacune de ses pattes semblait rencontrer le sol avec hésitation.
« Un petit d’homme a dû s’enfuir par ici. C’est ma proie, et au nom de la Loi de la jungle, vous me le devez.
– Les loups sont un peuple libre, répondit père-loup, ils ne prennent d’ordre que du conseil du clan. Nous n’avons pas à en recevoir d’un tueur de bétail plus ou moins rayé.
– C’est Shere Khan qui te parle ! N’est-ce pas déjà assez que je vienne réclamer ma proie le nez dans votre repère de chien ? Le petit est mon droit le plus strict, donnez-le moi ! Et le tigre rugit. Mais un aboiement tout aussi terrible lui répondit. Mère-louve secoua ses petits et s’élança.
– Et c’est Raksha qui te répond. Le petit d’homme est venu se nourrir dans notre tanière Lungri, il est à moi, et c’est à moi de décider si je le tuerai ou non ! Retourne chasser des buffles malades, ou tu repartiras plus boiteux que tu es venu au monde ! »
D’un coup les jours où mère-louve était appelée le démon revinrent à l’esprit de père-loup. Shere Khan aurait pu lui tenir tête, mais il devait reculer devant elle, d’autant plus dans l’étroite entrée de la tanière.
« Aboyez dans votre cour tant que vous voulez, le petit d’homme est à moi. Nous verrons ce qu’en pensera le clan. »
Et le tigre s’en alla. Il avait cependant raison : chaque loup adulte était libre de quitter le clan quand il se mariait, mais il devait revenir à la première pleine lune pour présenter ses petits. Après cela, et jusqu’à ce qu’ils aient tué leur premier chevreuil, les tuer était un crime que rien ne pouvait excuser. Mère-louve se tourna vers le petit d’homme.
« Puisque que tu es nu comme une grenouille, et que tu sautes comme elle, c’est comme ça que je vais t’appeler. Mowgli. Et un jour, tu feras la chasse à Shere Khan, comme il t’a fait la chasse.
Quand les autres petits de la portée purent courir, père-loup les emmena devant le conseil. En cercle se tenaient quarante loups de tous âges et de tous poils, des vétérans au poil gris, qui pouvaient seuls se tirer d’affaire avec un daim, aux jeunes au pelage noir qui s’en croyaient capables. Sur le rocher se tenait Akela, le grand loup gris qui menait le clan. A chaque fois qu’une femelle poussait son petit au centre de l’assemblée il s’exclamait « Regardez, Ô loups, regardez bien ! » Mais quand mère-louve poussa Mowgli au milieu du cercle, une voix retentit.
« Regardez, Ô loups, voilà une voleuse qui vous présente ma proie. Le peuple libre, qu’a-t-il à faire d’un petit d’homme ?
– Akéla répondit sans lever une oreille : Le peuple libre, qu’a-t-il à faire des ordres de quiconque, hormis de ceux du peuple libre ? Regardez bien, Ô loups. »
Mais un jeune loup reprit la question de Shere Khan, et alors tout le monde se tut, car la Loi prévoit que si l’acceptation d’un petit est sujette à dispute, deux membres du clan doivent parler pour lui, autres que ses parents. Akéla se leva.
« Qui parle pour celui-ci ? »
Les loups se regardèrent, et pas un ne parla. Le tigre s’avançait déjà, et mère-louve se préparait à bondir, quand une voix s’éleva.
« Un petit d’homme ? Moi, je parlerai pour lui. Il n’y a pas de mal dans un petit d’homme. Laissez-le courir avec le clan, c’est moi-même qui lui donnerai des leçons. »
La voix un peu endormie appartenait à Baloo, le vieil ours. C’était le seul étranger autorisé à parler au Conseil, car il ne chassait pas, et enseignait la loi de la jungle aux jeunes loups.
« En voilà un, dit Akéla. Y a-t-il quelqu’un d’autre qui désire parler pour lui ?
– Moi. »
Plus silencieuse que le vent, Bagheera, la panthère noire, s’était approchée du rocher.
« Je sais que je n’ai pas voix au Conseil, mais en cas de dispute, la vie d’un petit peut être achetée. Je vous offre en échange la vie d’un taureau, fraîchement tué à quelques centaines de mètres d’ici. »
A nouveau, les premières voix vinrent des jeunes loups, mais qui cette fois réclamèrent qu’on accepte Mowgli. Un taureau avait de quoi leur donner faim, et ils avaient toujours faim à cet âge. Les vieux donnèrent leur accord plus tranquillement, et Akéla reprit son appel.
« Regardez, Ô loups, regardez bien ! »
Shere Khan, lui, avait disparu.
« Nous avons bien fait, dit Akéla à la panthère. Les hommes sont rusés, et ce petit le sera aussi. Il saura se rendre utile le moment venu.
– Oui répondit la panthère, car personne ne peut toujours mener le clan. »
Le loup solitaire ne répondit pas, mais il savait qu’un jour il manquerait sa proie, et serait tué par les loups du clan avant d’être remplacé par un autre, comme cela avait toujours été.
Mowgli grandit pendant dix ans avec le Clan. Père-loup et Bagheera lui apprirent à sentir l’air, à voir les traces dans chaque brin d’herbe et chaque morceau d’écorce arraché, jusqu’à ce qu’il voie et chasse aussi bien qu’eux. Baloo lui apprenait la Loi de la jungle, et les langues de ceux qui l’habitent. Il se déplaçait aussi facilement au sol que dans les arbres, et en siégeant au Conseil il s’était rendu compte qu’il pouvait faire baisser les yeux même aux plus vieux loups, et cela l’amusait beaucoup. Quand il courait avec le clan, il voyait toujours le premier les pièges des hommes, que la panthère lui avait appris à éviter, et le reste du temps il aidait ses amis à retirer les épines si douloureuses que les autres loups ne peuvent enlever. Car s’il avait parlé l’une ou l’autre langue humaine, c’est le nom de loup qu’il se serait donné, pas celui d’homme. Mère-louve lui disait parfois de se méfier de Shere Khan, qu’un jour il devrait le tuer, mais Mowgli l’oubliait vite, car au fond il n’était vraiment qu’un enfant. Pourtant le tigre n’était jamais loin. Il n’aurait pas osé se mettre le clan entier à dos, mais à force de flatterie et autres belles paroles, il s’était lié d’amitié avec les plus jeunes loups, qui l’accompagnaient en chasse pour se partager ses restes. Et à ceux-là, il répétait qu’il était malheureux pour de si fiers chasseurs d’être menés par un ancêtre et un petit d’homme.
Un jour, alors que le soleil cuisait la jungle et que Mowgli se reposait sur une branche, la tête appuyée contre le pelage noir de la panthère, Bagheera lui parla à nouveau du tigre.
« Petit d’homme, combien de fois t’ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi ?
– Autant de fois qu’il y a de baies sur cet arbre ! Mais j’ai sommeil Bagheera, et Lungri n’est que queue et cris, comme le paon.
– Il n’est plus temps de dormir… Shere Khan a bien travaillé à tourner les jeunes du clan contre toi, et Akela est vieux. Bientôt, il manquera son chevreuil, et là le tigre n’hésitera plus. Beaucoup pensent comme lui, qu’un petit d’homme n’a pas sa place dans la jungle. »
Mais Mowgli ne voulait rien entendre. Il avait couru avec le clan toute sa vie, et il n’y avait pas un loup dans le clan dont il n’ait pas tiré une épine de la patte. Ils étaient ses frères. La panthère soupira alors, et lui dit de poser sa main sous son cou. Le petit d’homme s’exécuta, et sentit, dans la fourrure épaisse, une ligne nue. Bagheera lui expliqua que c’était la marque du collier. La panthère était née au palais royal, chez les hommes. Un jour elle avait brisé le verrou de sa cage et était devenue la chasseuse silencieuse que tous craignaient dans la jungle. Mais elle n’avait pas oublié les manières des hommes, et les connaissait mieux que quiconque.
« Regarde-moi petit d’homme. »
Mowgli plongea ses yeux en amande dans ceux de la panthère, qui détourna rapidement les siens.
« Tu vois ? Même moi, même Bagheera ne peut soutenir ton regard. Et c’est pour ça que tu dois partir. Les jeunes du clan n’accepteront pas la présence d’un petit d’homme qui peut les soumettre d’un simple regard. Promets-moi que si Akela rate son chevreuil, tu iras chez les hommes pour chercher la fleur rouge. Si tu ne veux pas partir, au moins avec elle tu auras un allié plus puissant que Baloo ou moi. »
La fleur rouge était le nom que les habitants de la jungle donnaient au feu, qu’ils craignaient même de nommer. Mowgli promit, et comme l’avait senti la panthère, à peine quelques jours plus tard, au cœur de la nuit il entendit au loin les jappements des jeunes loups qui invitaient le chef à tuer la proie, puis le claquement des mâchoires qui ne se referment que sur du vent. Il partit alors en courant, et traversa la jungle jusqu’aux terres cultivées, aux abords du village. Là il vit la fleur rouge qui s’épanouissait dans un large pot en terre cuite. Un garçon plus jeune que lui la nourrissait avec des branches. Dès que le petit eut le dos tourné, il s’élança, attrapa le pot, et disparu. Il passa le reste de la nuit, et la journée du lendemain, à la nourrir, comme il avait vu le garçon le faire. Puis quand la nuit tomba, il emporta le pot et se dirigea vers le Rocher du Conseil. Le clan était déjà assemblé et Shere Khan menait la discussion. De partout jaillissaient des aboiements, pour qu’on se débarrasse du petit d’homme, qu’on tue le vieux loup, ou qu’on interdise la parole au tigre. Quand Mowgli arriva, certains jeunes loups se dressèrent et montrèrent leurs dents, mais il n’eut pas le temps de répondre. Un grand cri monta des anciens :
« Laissez parler le loup mort ! »
Akela s’était levé.
« Ecoutez, peuple libre, et vous les chacals de Shere Khan. Pendant douze ans je vous ai menés à la chasse sans qu’un seul d’entre vous soit pris dans un piège ou estropié. Le chevreuil que j’ai manqué, vous ne l’aviez pas forcé, mais la loi est la loi, et j’ai manqué ma proie. La loi autorise cependant aussi que vous veniez un par un pour me tuer. Qui souhaite s’avancer ? »
Seul le silence répondit au vieux chef. Aussi vieux soit-il, il restait plus fort que n’importe quel loup du clan, et tous le savaient.
« Je sais que certains d’entre vous mangent du bétail désormais, et que certains même, sur les conseils de Shere Khan, enlèvent des enfants dans les villages. Vous êtes des lâches, et en tant que lâches je vous offre ce marché : vos vies et ce qu’il vous reste d’honneur contre celle du petit d’homme. J’emporterai bien quatre ou cinq loups comme vous avant de me coucher, mais si vous le laissez partir je me laisserai tuer, et je vous épargnerai la honte de tuer un membre innocent du clan. »
Les cris reprirent, augmentés des rugissements du tigre. Alors Mowgli se dressa. Il fracassa le pot de terre au milieu du cercle, projetant des braises en tous sens. Les cris se changèrent en glapissement, et attrapant une branche enflammée, le garçon se mit à battre le tigre tétanisé. Il lui brula les moustaches, lui roussit le poil, et le frappa jusqu’à ce qu’il finisse par s’enfuir dans la jungle. Il se tourna alors vers les loups.
« Vous me nommez homme, alors que je n’ai jamais voulu être qu’un loup. Mais puisque vous me chassez, je ne vous appellerai plus frères, mais chiens, comme le ferait un homme. Et si vous touchez un poil d’Akela, je descendrai sur vous avec la fleur rouge et les fusils des hommes. Je pars cette nuit, mais je reviendrai, et j’étendrai la peau du boiteux sur le rocher du conseil. »
Et sur ces mots, Mowgli quitta la jungle.
Il ne s’arrêta pas au premier village, car il voulait mettre de la distance entre Shere Khan et lui. Il gagna les plaines, et à l’orée de la jungle il trouva un village où il pénétra. Le soleil s’était levé entretemps, et les villageois aussi. Mowgli ne parlait pas leur langue, mais il lui sembla que ces gens ressemblaient plus aux singes qui vivent sans loi qu’aux terribles créatures que craignent les habitants de la jungle. Ils sautaient et criaient à tue-tête. Pour eux, Nathoo, le fils de Messua, était revenu. Alertée par les cris, la jeune femme s’approcha avec son mari. Tout le monde déjà lui disait de remercier les dieux qui lui avaient rendu son enfant. Seule la mère en elle reconnut en Mowgli l’enfant d’une autre. Mais puisque la jungle lui avait envoyé cet enfant, elle décida qu’elle en ferait son fils, et ne dit la vérité qu’à Mowgli et à son mari. Elle lui apprit la langue et les manières des hommes, et il vécut au village sans trop d’histoires. Il lui fallut un temps pour s’habituer à se vêtir et à dormir enfermé sous un toit, mais Baloo avait été un bon professeur, et le langage des hommes n’était pas plus compliqué à apprendre que celui des habitants de la jungle.
Seul Buldeo, le chasseur du village, montrait ouvertement sa défiance envers Mowgli. Il était bien respecté dans le village, surtout pour sa connaissance de la jungle, et ne supportait pas que l’enfant-loup le reprenne sur ce sujet qu’il connaissait clairement bien mieux. Ces discussions avaient plusieurs fois viré en disputes et on avait décidé de confier les troupeaux à Mowgli, pour le garder hors du village. Chaque matin il partait, monté sur le dos de Rama, le chef des taureaux. Il ne parlait aucune des langues que Baloo lui avait apprises, mais il se laissait faire docilement. Rester à l’écart convenait en outre parfaitement au garçon, d’autant plus que Frère Gris, l’aîné de la portée de Mère-Louve, en profitait pour le rejoindre. Il avait suivi son frère quand il avait quitté le clan, et venait régulièrement lui donner des nouvelles de la jungle. Quelques mois avaient passé depuis que le petit d’homme avait apporté la fleur rouge dans la jungle quand Frère Gris lui rapporta que Shere Khan était revenu dans la région. Il avait caché sa fourrure roussie jusqu’à ce qu’elle repousse, mais avait désormais juré de venir réclamer sa proie. Mowgli ordonna alors à son frère de portée de ne plus le rejoindre à la sortie du village, mais de se montrer au pâturage le jour où le tigre traverserait la Waingunga.
Plusieurs jours passèrent, mais un matin le loup montra sa truffe à travers les buissons qui bordaient la pâture. Il apprit à Mowgli que Shere Khan avait décidé de venir pour lui cette nuit-même. Il le savait de Tabaqui, qui répétait à qui voulait l’entendre que le petit d’homme ne verrait pas le soleil se lever encore une fois. En disant cela, Frère Gris eut un rire :
« Frappe d’abord, avant de donner de la voix. Voilà ce que dit la Loi de la Jungle, et c’est ce que Shere Khan devrait savoir. »
Il continua en expliquant que le tigre venait de tuer, et qu’après avoir bu il s’était endormi dans le lit asséché de la Waingunga. Ce fut au tour de Mowgli de rire :
« Seul un imbécile mange et boit avant de partir chasser. C’est ma chance ! Est-ce que tu crois pouvoir séparer le troupeau en deux, et mener les vaches et leurs veaux vers la rivière ?
– Pas tout seul. Peut-être… Mais j’ai amené de l’aide. »
Alors, des fourrés sortit un vieux loup gris. Mowgli se jeta au cou d’Akela, puis lui expliqua son plan. Ensemble, les loups séparèrent en un instant le troupeau, les vaches et leurs veaux d’un côté, les taureaux de l’autre, tout en évitant les coups de sabots des mères en colère.
« Emmenez les vaches vers le ravin de la Waingunga, mais donnez-moi le temps de faire un détour par la jungle avec les taureaux. Dès qu’ils auront l’odeur du tigre dans le mufle ils chargeront. Je ne veux pas que Shere Khan ait la moindre issue. »
Juché sur Rama fou de rage, Mowgli mena sa moitié du troupeau dans la jungle, et décrivit un large cercle pour ne pas donner l’alarme au boiteux. Quandil fut arrivé assez loin en amont, il les fit descendre dans le ravin.
« Attends Rama, il faut nous annoncer. Debout, boiteux ! Il est l’heure de te réveiller.
– Qui parle ainsi à Shere Khan ?
– Le petit d’homme que tu n’as pas réussi à tuer ! Il est temps de retourner au Rocher du Conseil. »
La piste du tigre était sous le vent, et arriva au troupeau, qui chargea. Le sol trembla, et de l’autre côté les mugissements des vaches répondirent à ceux des taureaux. Le tigre se réveilla en panique. Quand il comprit ce qui lui arrivait dessus, il sauta sur les bords du ravin, mais alourdi par ce qu’il avait mangé et bu il ne put monter. Même Shere Khan savait qu’il valait mieux faire face aux taureaux qu’aux vaches avec leurs petits, et il fonça vers Mowgli. Les deux troupeaux se rencontrèrent violemment et les bêtes s’éparpillèrent. Frère Gris et Akela à ses côtés, le petit d’homme termina de les disperser pour chercher le tigre. Ils le trouvèrent un peu en amont. Il avait réussi à se glisser entre les premiers taureaux, mais avait fini piétiné. La chasse à la grenouille qu’avait entamé le tigre, bien des années auparavant, était terminée.
Mowgli sortit alors son couteau, et commença à ôter la peau du tigre. Il lui fallut plusieurs heures pour venir à bout de l’ouvrage, et quand il revint au village, les deux loups toujours sur ses talons, les villageois s’étaient rassemblés devant les portes. Une pluie de pierre l’accueillit, et avec elles pleuvait le mot sorcier. Au milieu de l’attroupement, Messua pleurait, soutenue par son mari. Buldeo, alerté par la débandade du troupeau, était venu jusqu’au ravin, où il avait vu le garçon entouré par les deux loups, en train de dépecer le terrible tigre mangeur d’hommes dont la tête était mise à prix. Il avait rassemblé le village et obtenu qu’on chasse Mowgli, encore une fois. Quand ce dernier vit le chasseur charger son mousquet, il lança aux loups
« Faites rentrer le troupeau, moi j’emmène Shere Khan au Rocher du Conseil. »
Et en quelques claquements de dents, Frère Gris et Akela envoyèrent le troupeau charger vers les villageois. Avant de partir, il leur lança avec dédain :
« Faites bien votre compte, car je ne serai plus jamais berger dans vos pâturages ! Et remerciez Messua que je ne vienne pas avec mes loups vous poursuivre dans vos rues. »
Quitter le village le soulageait plus qu’autre chose, mais quitter celle qui était devenue sa mère lui fit aussi mal que lorsqu’il avait laissé Baloo et Bagheera.
La nuit tombée, Akela et Frère Gris le rejoignirent au rocher, et le vieux loup lança son appel. Le Peuple Libre avait passé des mois sans chef, mais ils répondirent à l’appel, par habitude. Le clan avait piètre allure. Beaucoup manquaient ou boitaient, et certains étaient galeux d’avoir mangé du bétail malade. Ils se rassemblèrent autour du rocher où Mowgli avait étendu la peau du tigre. Akela était étendu dessus et reprit l’appel qu’il avait lancé la nuit où le petit d’homme avait été présenté au clan : « Regardez Ô loups, regardez bien. »
« Voilà la peau de ce tigre boiteux. Ai-je tenu parole ? dit Mowgli »
Les jeunes loups crièrent leur assentiment ensemble, et supplièrent Akela de les mener à nouveau.
« Vous êtes le Peuple Libre, et plus aujourd’hui qu’hier. Cette liberté que vous avez voulue, gardez-la. Je chasserai seul désormais. »
Sur les mots du vieux loup, Mowgli quitta le rocher du Conseil. Les trois autres loups de la portée étaient là, aux côtés de Frère Gris. La nuit commençait à peine. Avec ses frères, le petit d’homme s’élança. C’était l’heure de la chasse.
Note : Le Livre de la Jungle est l’œuvre de l’auteur anglais Rudyard Kipling, mais ce dernier est né en Inde, et c’est sur base de son expérience là-bas qu’il a écrit ces nouvelles. J’ai donc choisi de l’inclure à cette section.
Il n’y avait plus un grain de riz dans les bols, mais aucun membre de la famille n’était vraiment rassasié. Autour de l’irori, le foyer central qu’on trouvait dans toutes les maisons japonaises, il n’y avait que le strict nécessaire : six futons, un pour chaque membre de la famille, juste assez d’espace pour tous les étaler, et une seule petite armoire, qui renfermait tous leurs biens. Le couple de paysans était honnête et travailleur, mais pauvre néanmoins. Ils trouvaient cependant un certain soulagement dans leurs enfants : l’aîné était un garçon robuste qui aidait son père au champ depuis ses jeunes années, et les deux filles avaient commencé à soutenir leur mère dans ses tâches presqu’aussitôt qu’elles avaient su marcher. Seul le jeune frère n’était d’aucune aide. Oh, il ne manquait pas de bonne volonté, et cherchait sans cesse à assister sa famille, mais les besoins de la maison étaient remplis par ses sœurs, et il n’avait pas la carrure pour aider au champ.
Petit, maigre, tout le monde s’accordait à dire qu’il ne grandirait jamais beaucoup plus. Il compensait sa piètre condition physique par un esprit particulièrement vif et aiguisé, mais ce n’était malheureusement pas l’esprit qui faisait vivre un paysan. Un jour alors, ses parents décidèrent que cette vie n’était pas pour lui, et allèrent voir le moine du petit sanctuaire du village. Ce dernier s’entretint chaleureusement avec le garçon, et ses réponses étaient si perspicaces que le vieil homme accepta de le prendre comme acolyte.
Enfin, le jeune garçon trouvait sa place dans ce monde. Par-dessus tout, il était heureux de ne plus être un poids pour sa famille, mais il appréciait aussi d’être entouré de tous ces savoirs. Il apprenait les textes sacrés à une vitesse incroyable et démontrait constamment la clairvoyance de son esprit. Mais pour tous ses dons, il faisait un piètre acolyte, car il avait un défaut : constamment, il ne pouvait s’empêcher de dessiner des chats. Il en peignait partout, et surtout où il ne fallait pas : dans les marges des textes sacrés, sur les panneaux et les piliers du sanctuaire, et même sur les murs. Plusieurs fois le moine avait réprimandé le jeune garçon, et ce dernier tentait sincèrement de garder sa pulsion sous contrôle, mais il le faisait presque mécaniquement, sans y penser. Après une remontrance plus sévère que les précédentes pourtant, les chats cessèrent d’apparaître dans le sanctuaire. Le moine était content des efforts de son jeune apprenti, et après quelques jours, il vint le voir un soir dans sa chambre pour le féliciter. Mais l’enfant avait l’air embarrassé. En s’habituant à la faible luminosité de la pièce, le moine commença à remarquer d’étranges tâches noires sur le mur, derrière le bureau. En fait, les petites tâches semblaient recouvrir tous les murs de la pièce. En s’approchant, il vit que ce n’étaient pas du tout des tâches… Son acolyte avait couvert toute sa chambre de chats minuscules ! Le moine contempla longuement la chambre et son acolyte, puis finalement il soupira.
Il dit à l’enfant qu’il ne pouvait pas rester au sanctuaire. Il ne ferait jamais un bon moine, mais il pourrait être un grand artiste. Puis il ajouta : « Souviens-toi de ce conseil mon petit : la nuit, méfie-toi des grands espaces. Fais-toi petit. » L’enfant ne comprit pas ce conseil, mais il avait peur de demander une explication au moine. Il rassembla tristement ses affaires et quitta le sanctuaire. Il ne voulait pas rentrer chez lui, et redevenir un poids pour sa famille, mais il n’avait pas la moindre idée de comment devenir un grand artiste. Alors il se souvint que dans le village voisin se trouvait un grand temple. Il pourrait peut-être devenir acolyte là-bas. Entraîné par cette perspective, il partit d’un bon pas.
Ce que l’enfant ne savait pas, c’est que les moines avaient déserté ce temple. Un yôkai particulièrement dangereux y avait élu domicile et les en avait chassé. De nombreux guerriers étaient allés défier le monstre, mais pas un seul n’était revenu.
S’il était voisin, le village n’était pas proche pour autant, et la nuit était noire quand le garçon y parvint. Tout le monde dormait, mais haut sur la colline, une lumière brillait encore par les fenêtres du temple. Le petit s’y précipita, et trouva la porte ouverte ; mais pas un moine en vue. Il appela, mais aucune réponse ne se fit entendre. Pénétrant dans la cour, il se dirigea vers le temple intérieur, d’où provenait la lumière. Il remarqua alors que tout était couvert d’une épaisse couche de poussière. Il était curieux que les moines laissent le temple dans un tel état, mais cela rassura le garçon : ils auraient sûrement l’usage d’un acolyte pour nettoyer tout cela. En attendant, l’endroit restait désert, et l’enfant s’ennuyait. Mais dans un coin se trouvaient un pot d’encre et des pinceaux, et il ne fallut pas longtemps pour que de grands chats ornent tous les panneaux de la salle.
Alors seulement il sentit la fatigue le gagner. Il allait s’endormir au milieu de la pièce quand lui revinrent les mots du moine : « La nuit, méfie-toi des grands espaces. » Il ne les comprenait toujours pas, mais tout à coup la salle lui paraissait très grande, et vide… La peur commençait à le gagner, mais il aperçut un petit réduit sur le côté, fermé par un panneau coulissant. Il alla s’y enfermer, et s’endormit enfin, roulé en boule. Mais au milieu de la nuit un vacarme terrible le réveilla. Des cris effroyables se faisaient entendre, et des bruits de luttes les accompagnaient. Terrifié, l’enfant se fit le plus silencieux possible et n’osa plus bouger. Bientôt, les cris se turent, et tout redevint calme, mais l’enfant n’osa pas sortir avant que le soleil ne soit levé depuis une bonne heure. La première chose qui le frappa en ouvrant la porte fut le sang qui maculait le sol. Il y en avait partout. Et au milieu de la pièce se trouvait un gigantesque rat, plus gros qu’une vache. Il gisait mort, mais il n’y avait aucune trace de ce qui l’avait tué. Puis l’enfant remarqua que, sur les panneaux, les chats qu’il avait dessinés avaient tous la bouche et les pattes maculées de sang.
On dit que bien des années plus tard, cet enfant devint le plus célèbre artiste du Japon, et que des voyageurs venaient du monde entier pour admirer ses œuvres.
Dans la province d’Echigo, vivait il y a longtemps un marchand de riz qui avait accumulé une confortable fortune. Il vivait avec sa femme, Hideno, et leur jeune fille, Kimiko. La mère était d’une beauté surprenante, et la fille la partageait en tous points : les mêmes yeux pétillants, la même taille élancée et la même peau nacrée. Les gens disaient qu’elles se ressemblaient comme des sœurs, mais quand on les voyait marcher dans la rue, se tenant par la main, on aurait plutôt cru voir la même personne à deux âges différents, comme si la Hideno de 25 ans donnait la main à la Hideno de 10.
Cet accord dans leur allure se poursuivait dans leurs goûts, et rien ne faisait plus plaisir à l’enfant que de choyer sa mère autant qu’elle-même choyait sa fille. Elle ne laissait jamais entrer les servantes dans la chambre maternelle le matin, savourant le plaisir de la coiffer elle-même. A tout moment de la journée on la voyait courir tantôt avec un verre d’eau fraîche, tantôt avec une ombrelle pour l’abriter du soleil. Et partout elle l’accompagnait, buvant chacune de ses paroles. Si elle parlait, il était rare qu’elle ne commence pas sa phrase par « maman dit que, maman pense que », si bien qu’on n’imaginait pas l’une sans l’autre. C’est pour ça que fut si cruel le jour où Hideno tomba malade.
La petite Kimiko faisait peine à voir. Toutes ses journées, elle les passait au chevet de sa mère, ne le quittant que pour aller prier au temple ou chercher ses remèdes chez l’apothicaire. Le père épuisa sa fortune pour tenter de la soigner, et chaque jour défilaient des médecins venus des quatre coins du pays, mais rien n’y fit.
Un jour, Hideno se redressa péniblement et attira sa fille à elle.
« Mon enfant, rien n’est éternel en ce monde. J’aurais un plaisir infini à rester ici avec toi, mais je dois partir. Cependant tu ne dois pas pleurer. Je te le promets, rien ne nous séparera. Dans mon coffre à vêtements, tu trouveras une petite boite ornée d’éventails. Ton père me l’a ramenée de loin autrefois, je veux que tu l’aies. Quand je serai partie, puis à chaque moment important de ta vie, que tu sois triste ou heureuse, je veux que tu l’ouvres. Je serai là, près de toi, je te le promets. N’oublie pas. »
Kimiko avait collé son oreille aux lèvres de sa mère pour ne laisser échapper aucun mot. Sanglotant, elle jura de ne pas oublier, et elle serra sa mère pour la retenir. Un vague sourire flotta une dernière fois sur le visage d’Hideno, alors que ses yeux s’enfonçaient dans la nuit. Elle s’éteignit.
Quand on installa la jeune femme dans le petit cercueil bouddhiste, puis durant toute la cérémonie, Kimiko avait un air absent. Puis en rentrant, elle se mit à parcourir toute la maison, demandant à chaque servante : « Avez-vous vu maman ? Je ne la trouve pas. » Son père, la voyant, éclata en sanglots, et demanda qu’on l’emmène.
Seule dans sa chambre, la réalité la transperça comme une lame froide : sa mère était partie à jamais. Pendant des jours elle ne sortit pas de son lit. Quel intérêt pouvait avoir un monde où sa chère mère ne pouvait être à ses côtés ? Puis un matin, alors qu’elle se remémorait les instants passés ensemble, une pensée lui vint qui la terrifia : elle commençait à oublier l’odeur de sa mère. Horrifiée, elle se précipita vers sa chambre et plongea dans le coffre qui renfermait ses vêtements. Le doux parfum l’enivra, et pendant un instant elle oublia que sa mère l’avait quittée. Mais le souvenir revint, et avec lui la dernière promesse qu’elle lui avait faite. Les yeux encore humides, elle fouilla parmi les étoffes, et finit par trouver le petit coffret décoré d’éventails. Elle l’ouvrit, et faillit le lâcher en poussant un cri. Au fond du coffret, le visage de sa mère l’observait. Comme ceux de sa fille, ses yeux étaient mouillés de larmes, mais elles commençaient à se transformer en larmes de joie à mesure qu’un sourire apparaissait sur son visage. « A demain », lui dit Kimiko en refermant le coffret, et sa mère répéta les mêmes mots, même si l’enfant lut sur ses lèvres plus qu’elle n’entendit.
De ce jour, le coffret devint le trésor et le secret de Kimiko. Elle lui fit un petit autel dans sa chambre, et chaque matin et chaque soir venait voir sa mère pour lui raconter mille et unes choses, comme autrefois. Les visites devinrent un vrai rituel où rien ne manquait : l’encens favori d’Hideno, ses fleurs préférées en fonction des saisons, que Kimiko changeait chaque jour pour qu’elles soient toujours fraîches, et ses poèmes de prédilection qu’elle récitait en s’accompagnant au koto. La maisonnée fut rassurée de voir l’enfant reprendre doucement goût à la vie, et ainsi trois années passèrent.
Kimiko avait atteint l’âge de jeune fille, et le droit de porter ses cheveux en chignon momoware, symbole du bourgeon sur le point d’éclore. Ces derniers temps, pour respecter sa promesse de n’ouvrir le coffret qu’aux grandes occasions, elle limitait ses visites, mais aujourd’hui était une cérémonie importante, elle était folle de joie à l’idée de montrer son chignon de grande à sa mère. Quand elle fut habillée et coiffée, elle s’excusa, et alla à sa chambre. Là, délicatement, elle sortit le coffret du brocard qu’elle avait confectionné et l’ouvrit doucement. Mais quelque-chose n’allait pas… Cette jeune fille au fond du coffret, qui regardait Kimiko sous un chignon bien rond du style momo ware n’était pas sa mère ! Le choc passé, la lumière se fit enfin en elle. Et à cet instant, Kimiko ne fut plus que tendresse et admiration pour sa mère. Comme autrefois, elle aurait voulu la serrer dans ses bras, lui dire les mots les plus doux. Mais ses bras ne se refermaient que sur du vide. Ses paroles non dites n’étaient que les fleurs du silence.
Elle avait grandi. Son amour aussi. Longtemps, Kimiko resta plongée dans une sorte d’extase pendant qu’elle sentait l’esprit de sa mère la visiter, la fortifier… cet esprit qui toujours accompagnerait la femme qu’elle était désormais. Alors, avec une infinie douceur, elle referme pieusement le couvercle du cher coffret qui avait contenu le plus précieux des joyaux : tout l’amour qu’une mère, par-delà la mort, peut donner.
« Hé bien chère sœur, tu m’as l’air distraite ! Un garçon t’aurait-il tourné la tête ? Faut-il que mère contacte la marieuse ? »
Comme tous les jours, Mulan travaillait avec sa sœur sur un des petits métiers à tisser à pédale que possédait la famille.
« Comment peux-tu penser à de telles futilités ? répondit Mulan. Le khan a ordonné qu’un homme par famille rejoigne ses troupes. Ça veut dire notre famille aussi !
– Si c’est la volonté du khan…
– Et qui ira ? Notre frère n’a que sept ans, et père… »
Des larmes mouillèrent les yeux de la jeune fille. Sa sœur posa une main apaisante sur son bras.
« Père ira très bien, il a déjà vu bien des guerres et s’en est toujours sorti.
– Père est malade, son corps est fatigué de toutes les guerres qu’il a vues. Il ne reviendra pas. »
Après un silence, la sœur ajouta : « Nous ne sommes que des femmes Mulan, nous devons nous en tenir à ce qu’on connaît et espérer son retour. »
Mulan ne répondit pas. Dans son esprit commençait à se former un projet insensé. Ce soir-là, elle alla voir ses parents.
« Père, vous êtes un homme extraordinaire, mais les guerres du passé vous ont usé, vous ne reviendrez pas de celle-ci. Mais moi, je vous ai observé toute ma vie. Je possède des talents que pas une fille ne peut se vanter d’avoir. Je suis rapide avec une épée, et je monte mieux que n’importe quel homme du village. Je suis rusée. Je m’en sortirai. »
Le père, en entendant ces mots, se leva d’un bond, furieux. Il n’arrivait même pas à croire qu’ils aient cette conversation ! Il n’était pas question que sa plus jeune fille connaisse la guerre. Il s’apprêtait à quitter la pièce quand sa femme l’attrapa doucement par la manche.
« Mon cher époux, notre fille a raison. Votre corps est épuisé, mais elle est forte. Elle s’en sortira. »
Il fallut une bonne partie de la nuit pour le convaincre, et le reste pour adapter son armure à la fine stature de Mulan. Sa sœur coupa délicatement ses longs cheveux de soie. Tout le monde au village savait que la famille Hua n’avait pas de fils de l’âge de combattre, alors elle partit avant le matin, et voyagea seule pour rejoindre les troupes directement au camp. Pendant plusieurs jours, elle suivit la route difficile qui longeait le fleuve jaune, pour finalement atteindre l’immense campement du Khan Heshana.
A son arrivée, elle fut présentée au général, qui l’observa d’un œil dédaigneux. Le ventre serré, elle se dressait aussi haut que ses 15 ans le lui permettaient, affichant toute l’assurance qu’elle pouvait trouver en elle. Mais le général se contenta de lancer : « Celui-là sera pour la ligne de front. » Mulan n’était vue que comme de la chair à canon…
Pendant plusieurs semaines elle s’entraîna avec les autres soldats de l’armée de Xi Tujue, et arriva bientôt le jour de la première bataille. Mulan était dévorée par l’angoisse. Un soldat plus âgé, la voyant, lança moqueur : « Hé bien gamin, terrifié par le combat ? Tu aimerais peut-être rentrer chez tes parents ? » La jeune fille lutta alors pour faire disparaître la peur de son visage, et répondit : « Je n’ai jamais peur. » Au loin, le général hurla des ordres, et elle reprit le cri de ses camarades sans en avoir entendu un mot. L’heure était venue, et elle s’élança avec les autres. La bataille était féroce, mais avec sa petite taille et son agilité, Mulan manœuvrait aisément au milieu de ces grands guerriers portant de lourdes armures. Avec une efficacité redoutable, elle éliminait ses ennemis sans qu’ils ne parviennent à la toucher. Bientôt, les troupes du khan remportèrent leur première victoire. Mais de nombreuses autres batailles suivirent. Les combats s’enchaînaient inlassablement, et même en-dehors de ces derniers la vie était difficile. Les privations étaient constantes, les nuits courtes… Et Mulan, plus encore que les autres, ne connaissait pas de répit, toujours inquiète que son identité soit découverte. Pourtant, au milieu de ce chaos, elle ne se contenta pas de survivre : elle prospéra.
Toujours attentive aux tactiques mises en place, elle consacrait chaque instant libre à tout apprendre de la stratégie militaire. Toujours en première ligne, loin des officiers, c’était désormais elle qui menait ses compagnons, et les hommes qui la suivaient étaient ceux qui se sortaient le mieux des combats. Même le général, qui ne l’avait regardée que comme de la chair à canon, lui accordait désormais sa confiance, écoutait, et recherchait même, son avis. L’armée n’avait pas connu une seule défaite majeure, et Mulan commençait à penser qu’elle pourrait vraiment rentrer chez elle, et peut-être même se marier ?
Mais ses espoirs ne devaient pas durer. Les troupes du khan finirent par se heurter aux rebelles Xia, les plus redoutables guerriers de Chine, menés par le général Dou Jiande. Alors que l’affrontement approchait, Mulan sentit que quelque-chose n’allait pas. Les rebelles étaient chez eux, ils connaissaient le terrain, et il n’y avait même pas besoin de le connaître pour voir qu’il n’était pas favorable aux troupes alliées. Quand les cris de guerre retentirent et que les ennemis dévalèrent les collines, elle comprit que la victoire n’était même pas une option. Tout ce qu’ils pouvaient faire était se battre pour s’en tirer en vie.
La bataille fut sanglante, et une écrasante victoire pour les rebelles Xia. Nombre des compagnons de Mulan moururent ou furent faits prisonniers, ce qui sous les Xia était un sort moins enviable que le premier. La guerrière, elle, faisait partie des seconds. Au fil des années, elle s’était forgée une solide réputation, et elle fut amenée à la tente du général. A nouveau, l’angoisse serra ses entrailles : cette convocation ne pouvait signifier qu’une exécution immédiate. Mais lorsqu’on la fit entrer dans le pavillon, sa surprise fut telle qu’elle oublia sa peur. Comment était-ce possible ? Face à elle, installée sur le siège central, ne se tenait pas le général, mais une femme. Une femme qui, comme elle, portait armes et armure. Mais celle-ci ne portait aucun déguisement, et tous semblaient la respecter profondément.
« Mais… qui est-ce ? » murmura Mulan.
« Xianniang » répondit une voix derrière. Elle était la fille du général Jiande, mais seule sa propre valeur au combat lui valait le respect qu’on lui témoignait.
« Faites-le avancer, que je vois à qui j’ai affaire !
– Toi… fit elle alors, je t’ai vu pendant les combats. Tu te battais plus férocement pour protéger la vie de tes hommes que la tienne ! Un tel guerrier ne sera pas traité comme un vulgaire prisonnier. Menez-le à une tente, et assurez-vous qu’il ait de quoi manger et se laver. »
Mulan n’arrivait pas à croire qu’elle échappait à l’exécution. On la mena à la tente, mais dans un premier temps, elle ne parvint pas à se détendre… Jusqu’à ce qu’on amène l’eau chaude. Depuis des années elle n’avait pas eu un instant de paix. Elle se laissa glisser dans le bain, savourant de pouvoir enfin se défaire du déguisement qui était devenu comme une deuxième peau. Enfin, elle coula dans le lit et s’endormit profondément.
Au matin, Dou Xianniang fit irruption dans la tente. Mulan se redressa et fit un geste vers l’armure de son père.
« Tu n’auras pas besoin de ça. Viens, j’ai quelque-chose à te montrer. »
Elle déposa des vêtements de femmes, et sortit. Mulan la rejoignit rapidement, habillée d’une simple robe. Dans le camp, des regards interloqués de la part des prisonniers se levaient vers les deux femmes, particulièrement vers Mulan. Xianniang l’emmena pour une longue marche, jusqu’au sommet d’une colline voisine. Là, elle lui montra ce que cette dernière cachait : des rires d’enfants montaient d’un petit village, en tout point semblable au paisible hameau du khanat de Xi Tujue où avait grandi Mulan. Des paysans partaient aux champs pendant que les femmes tissaient, et dans les rues des enfants zigzaguaient entre les bêtes de somme.
« C’est pour eux que nous nous battons. Nous sommes en paix ici, mais nos ennemis veulent venir détruire tout ça. J’ai besoin de gens comme toi pour m’aider à les défendre. Joins-toi à moi, protégeons-les ensemble.
– Je ne peux pas trahir les miens ! Je me suis engagée pour défendre ma famille, pas pour me retourner contre eux. » Mais en disant ces mots, Mulan avait à l’esprit la souffrance et la destruction que laissait dans son sillage la soif de conquête des Tang.
« Je ne te parle pas de te tourner contre eux. Nous ne faisons que nous défendre ici, nous n’avons pas l’intention d’envahir qui que ce soit. Il y a de nombreuses familles comme la tienne ici, bats-toi pour elles. Et bats-toi sous ton vrai visage. »
La jeune femme prit son temps avant de parler. Quand elle prit la parole, c’était d’une voix sereine et solennelle.
« Nous étions ennemies, mais tu m’as épargnée et accueillie comme une invitée. Je me battrai à tes côtés pour protéger les tiens. »
De retour au camp, les deux guerrières se lièrent au sein d’une cérémonie de laotong, un rituel chinois qui liait deux femmes pour la vie. Il s’agissait du plus important pacte qui pouvait unir deux personnes en dehors du mariage, et elles le scellèrent de leur sang, en se jurant mutuellement fidélité et assistance. Elles étaient désormais sœurs de sang. De ce jour, Mulan se battit fièrement sans artifice au côté de Xianniang pour le peuple Xia. Les années passèrent, et elle devint l’une des leurs au plus profond de son cœur. Elle avait sincèrement à cœur de protéger cette province et la vie paisible que menaient ses habitants. Sur le champ de bataille, rien de pouvait arrêter les sœurs guerrières, et leur réputation se répandit dans toute la Chine. Victoire après victoire, les rebelles Xia tenaient toujours éloignées les armées ennemies de leurs terres. Mais la nouvelle liberté de Mulan fut de courte durée.
Un à un, les royaumes rebelles tombaient, et les troupes vaincues venaient grossir les forces impériales. Malgré toutes les batailles remportées, il n’y avait pas de victoire possible face aux Tang. Finalement, le général Dou dut déposer les armes. A nouveau, Mulan fut faite prisonnière. La guerre touchait à son terme, et Li Yuan avait rejoint sa capitale, laissant ses généraux s’occuper des dernières poches de résistance. En tant que femmes guerrières, Xianniang et Mulan furent amenées à la capitale comme curiosités. La ville émerveilla la jeune femme : tout n’y était que luxe et loisirs ! Dans les rues, les parfums qui s’échappaient des restaurants l’enivraient, et elle était subjuguée par la taille des maisons de pierre et de bois qui l’entouraient. Elle pénétrait dans un monde si éloigné des maisons de terres et de bambous de son village natal, à Xi Tujue.
On les escorta jusqu’au palais impérial. Elles étaient les invitées personnelles de la mère de l’empereur, qui était ravie de pouvoir exposer de si rares spécimens à ses invités. Dans l’ensemble, les jeunes filles étaient bien traitées, et la vie était confortable au palais. Mais ce traitement de faveur n’était réservé qu’à elles, et après quelques jours, elles apprirent que le général Dou Jiande allait être exécuté. Xianniang était effondrée, mais Mulan posa une main assurée sur son bras : « J’ai rejoint l’armée pour protéger mon père. Je ne te laisserai pas perdre le tien. »
Ensemble, elles demandèrent alors à être reçue par l’impératrice, et lui offrirent leur vie en échange de celle du général.
« Votre altesse, nous vous implorons d’épargner le général Dou Jiande. A la place, prenez nos vies à toutes les deux. »
Elles dirent ces mots d’une seule voix, et pour montrer leur sérieux elles avancèrent vers l’impératrice à genoux, un couteau dans la bouche, comme le voulait le rituel. La mère de l’empereur fut profondément émue et impressionnée par cette démonstration de piété filiale ; elle croyait elle-même que la dévotion envers la famille était la chose la plus importante au monde. Elle se tourna alors vers Mulan.
« On raconte que tu t’es engagée dans l’armée en te faisant passer pour un homme, à quinze ans seulement, pour protéger la vie de ton père. Est-ce vrai ?
– Oui votre altesse, répondit Mulan humblement.
– Je ne condamnerai pas à mort des personnes aussi extraordinaires. Vous êtes la fine fleur du peuple chinois. Le général Dou Jiande sera autorisé à finir sa vie comme moine dans l’un de nos monastères, et à toi, Hua Mulan, je t’offre la liberté dans la capitale. Tu pourras y faire venir ta famille et y vivre comme invitée du palais. »
Le soir même, l’impératrice et sa sœur d’armes s’assurèrent qu’elle avait le meilleur cheval des écuries impériales et assez de provisions pour rejoindre le khanat de Xi Tujue. Des larmes plein les yeux, les sœurs se firent leurs adieux, se promettant de bientôt se retrouver. Aucune des deux n’imaginait alors que ces retrouvailles ne devaient jamais être.
Après toutes ces années, elle retrouva le fleuve jaune qui avait guidé ses premiers pas, il y avait maintenant douze ans. La route ne lui semblait plus si difficile désormais. Une joie tranquille et lasse l’enveloppait. Elle avait réussi. Elle n’avait pas seulement protégé sa famille : elle revenait en vie à la maison, pour retrouver ses parents et ses frères et sœurs. Mais elle sentait aussi au fond d’elle une certaine appréhension. Elle était trop vieille pour espérer se marier : elle devrait compter sur sa seule famille pour connaître ce qu’elle pourrait appeler un foyer.
Finalement, elle atteignit son village natal. Les bruits et les odeurs familières la frappèrent de plein fouet. Tout était exactement comme dans son souvenir. Tout, sauf elle. Personne, dans les petites rues de terre battue, ne reconnut la fière cavalière qui menait son étalon droit vers la maison des Hua. Ou plutôt, vers ce qui avait été la maison des Hua. Quand Mulan passa la porte de son foyer, elle vit qu’une autre famille vivait là. Paniquée, elle se précipita vers ces gens et les supplia de lui dire ce qu’il était arrivé à la famille qui vivait là autrefois. Vint alors la nouvelle qui l’acheva : son père avait succombé à la maladie, bien des années auparavant, lorsqu’elle combattait encore pour le khan Heshana. Sa mère s’était remariée, sa sœur avait trouvé un piètre parti dans la province voisine, et son petit frère s’était fait pêcheur. Il vivait à présent sur la côte sud. Tout ce temps passé sans nouvelles avait laissé la famille de Mulan penser qu’elle était morte. D’un coup, les sons et les odeurs s’effacèrent : elle était en terre étrangère. Ne sachant pas où aller, elle prit une chambre dans l’auberge du village, pour se reposer.
Mais dans les rues, la nouvelle se répandit rapidement, jusqu’à arriver aux oreilles du khan, qui en fut ravi ! Celle qui s’était fait passer pour un homme pour rejoindre ses armées, qui avait gagné la confiance de son général avant de la trahir pour rejoindre les rebelles. Celle qui s’était faite une réputation de guerrière dans tout le pays avec sa sœur d’armes revenait maintenant chez lui, sans mari ni famille. Aujourd’hui, il allait enfin la posséder.
Au matin un messager se présenta à l’auberge. La jeune femme avait pour ordre de se présenter le jour-même au palais du khan pour y devenir sa concubine. C’en était trop pour Mulan. Après tout ce qu’elle avait enduré, elle n’était plus qu’un objet qu’on pouvait s’offrir.
Elle laissa une courte lettre au messager et s’en alla.
« Pendant douze ans je me suis battue. Pour ma famille, pour mon père, j’ai sacrifié tout ce que j’avais. Je n’aspire plus maintenant qu’à le rejoindre en paix. »
Pour la dernière fois, elle rejoignit le fleuve jaune qui l’avait guidée toute sa vie. Sur ses berges, elle s’agenouilla, et sortit l’épée de son père. Alors, apaisée, elle prit sa propre vie.
Cet accord dans leur allure se poursuivait dans leurs goûts, et rien ne faisait plus plaisir à l’enfant que de choyer sa mère autant qu’elle-même choyait sa fille. Elle ne laissait jamais entrer les servantes dans la chambre maternelle le matin, savourant le plaisir de la coiffer elle-même. A tout moment de la journée on la voyait courir tantôt avec un verre d’eau fraîche, tantôt avec une ombrelle pour l’abriter du soleil. Et partout elle l’accompagnait, buvant chacune de ses paroles. Si elle parlait, il était rare qu’elle ne commence pas sa phrase par « maman dit que, maman pense que », si bien qu’on n’imaginait pas l’une sans l’autre. C’est pour ça que fut si cruel le jour où Hideno tomba malade.
La petite Kimiko faisait peine à voir. Toutes ses journées, elle les passait au chevet de sa mère, ne le quittant que pour aller prier au temple ou chercher ses remèdes chez l’apothicaire. Le père épuisa sa fortune pour tenter de la soigner, et chaque jour défilaient des médecins venus des quatre coins du pays, mais rien n’y fit.
Un jour, Hideno se redressa péniblement et attira sa fille à elle.
« Mon enfant, rien n’est éternel en ce monde. J’aurais un plaisir infini à rester ici avec toi, mais je dois partir. Cependant tu ne dois pas pleurer. Je te le promets, rien ne nous séparera. Dans mon coffre à vêtements, tu trouveras une petite boite ornée d’éventails. Ton père me l’a ramenée de loin autrefois, je veux que tu l’aies. Quand je serai partie, puis à chaque moment important de ta vie, que tu sois triste ou heureuse, je veux que tu l’ouvres. Je serai là, près de toi, je te le promets. N’oublie pas. »
Kimiko avait collé son oreille aux lèvres de sa mère pour ne laisser échapper aucun mot. Sanglotant, elle jura de ne pas oublier, et elle serra sa mère pour la retenir. Un vague sourire flotta une dernière fois sur le visage d’Hideno, alors que ses yeux s’enfonçaient dans la nuit. Elle s’éteignit.
Quand on installa la jeune femme dans le petit cercueil bouddhiste, puis durant toute la cérémonie, Kimiko avait un air absent. Puis en rentrant, elle se mit à parcourir toute la maison, demandant à chaque servante : « Avez-vous vu maman ? Je ne la trouve pas. » Son père, la voyant, éclata en sanglots, et demanda qu’on l’emmène.
Seule dans sa chambre, la réalité la transperça comme une lame froide : sa mère était partie à jamais. Pendant des jours elle ne sortit pas de son lit. Quel intérêt pouvait avoir un monde où sa chère mère ne pouvait être à ses côtés ? Puis un matin, alors qu’elle se remémorait les instants passés ensemble, une pensée lui vint qui la terrifia : elle commençait à oublier l’odeur de sa mère. Horrifiée, elle se précipita vers sa chambre et plongea dans le coffre qui renfermait ses vêtements. Le doux parfum l’enivra, et pendant un instant elle oublia que sa mère l’avait quittée. Mais le souvenir revint, et avec lui la dernière promesse qu’elle lui avait faite. Les yeux encore humides, elle fouilla parmi les étoffes, et finit par trouver le petit coffret décoré d’éventails. Elle l’ouvrit, et faillit le lâcher en poussant un cri. Au fond du coffret, le visage de sa mère l’observait. Comme ceux de sa fille, ses yeux étaient mouillés de larmes, mais elles commençaient à se transformer en larmes de joie à mesure qu’un sourire apparaissait sur son visage. « A demain », lui dit Kimiko en refermant le coffret, et sa mère répéta les mêmes mots, même si l’enfant lut sur ses lèvres plus qu’elle n’entendit.
De ce jour, le coffret devint le trésor et le secret de Kimiko. Elle lui fit un petit autel dans sa chambre, et chaque matin et chaque soir venait voir sa mère pour lui raconter mille et unes choses, comme autrefois. Les visites devinrent un vrai rituel où rien ne manquait : l’encens favori d’Hideno, ses fleurs préférées en fonction des saisons, que Kimiko changeait chaque jour pour qu’elles soient toujours fraîches, et ses poèmes de prédilection qu’elle récitait en s’accompagnant au koto. La maisonnée fut rassurée de voir l’enfant reprendre doucement goût à la vie, et ainsi trois années passèrent.
Kimiko avait atteint l’âge de jeune fille, et le droit de porter ses cheveux en chignon momoware, symbole du bourgeon sur le point d’éclore. Ces derniers temps, pour respecter sa promesse de n’ouvrir le coffret qu’aux grandes occasions, elle limitait ses visites, mais aujourd’hui était une cérémonie importante, elle était folle de joie à l’idée de montrer son chignon de grande à sa mère. Quand elle fut habillée et coiffée, elle s’excusa, et alla à sa chambre. Là, délicatement, elle sortit le coffret du brocard qu’elle avait confectionné et l’ouvrit doucement. Mais quelque-chose n’allait pas… Cette jeune fille au fond du coffret, qui regardait Kimiko sous un chignon bien rond du style momo ware n’était pas sa mère ! Le choc passé, la lumière se fit enfin en elle. Et à cet instant, Kimiko ne fut plus que tendresse et admiration pour sa mère. Comme autrefois, elle aurait voulu la serrer dans ses bras, lui dire les mots les plus doux. Mais ses bras ne se refermaient que sur du vide. Ses paroles non dites n’étaient que les fleurs du silence.
Elle avait grandi. Son amour aussi. Longtemps, Kimiko resta plongée dans une sorte d’extase pendant qu’elle sentait l’esprit de sa mère la visiter, la fortifier… cet esprit qui toujours accompagnerait la femme qu’elle était désormais. Alors, avec une infinie douceur, elle referme pieusement le couvercle du cher coffret qui avait contenu le plus précieux des joyaux : tout l’amour qu’une mère, par-delà la mort, peut donner.
La mère et le fils se hâtaient sur le chemin qui menait au cimetière. La lettre avait l’air pressante. Depuis la mort de son mari, les visites que rendait la famille au frère de ce dernier avaient déclinées. Takahama n’était certainement pas un homme méchant, mais il avait un caractère bourru et dans ses mauvais jours, prompt à l’agacement. Le fils pensait que c’était pour ça qu’il vivait à l’écart du village, dans une petite cabane accolée au cimetière. Il était vieux aujourd’hui, et on ne le voyait que rarement. Le message du médecin demandant de venir en hâte ne pouvait pas être bon signe…
Quand ils arrivèrent, le docteur leur expliqua qu’en se levant, ce matin-là, Takahama avait été pris d’une faiblesse, et qu’il n’arrivait plus à se relever. Il leur conseilla de rester à son chevet et d’essayer de faire chuter la fièvre. Après son départ, la mère et le fils allèrent s’installer près du vieil homme. Son front était brulant, et elle le baigna avec un linge humide. Pendant ce temps, le jeune homme regardait autour de lui. La cabane était minuscule, composée d’une seule petite pièce, mais elle semblait quand même trop grande pour ce que possédait le vieux Takahama : un futon, quelques ustensiles de cuisine, et un vieux coffre dans un coin. Il devait sûrement laver son kimono tous les jours, car il n’apercevait aucun autre vêtement.
Mais à ce moment-là, un petit papillon blanc le chassa de ses pensées. Il voletait tranquillement autour du lit, et finit par se poser sur le malade. Le garçon s’empara alors de l’éventail de sa mère, et le chassa en l’éventant doucement. Mais par trois fois, le papillon revint. Au bout de la troisième fois, excédé, le fils se leva, et éventa l’insecte jusqu’à la porte, qu’il referma.
Il ne restait plus dans la pièce que les respirations saccadées de Takahama, qui bientôt pesèrent tant au jeune homme qu’il sortit. Dehors il n’y avait rien, que le cimetière. Certaines des tombes étaient récentes, d’autres si vieilles qu’on ne pouvait plus lire le nom inscrit dessus. En déambulant, il finit par retrouver le papillon blanc. Celui-ci volait délicatement au-dessus d’une tombe toute fraîche. Sauf qu’en y regardant de plus près, elle ne l’était pas vraiment… Elle était même très ancienne. Mais elle était si bien entretenue qu’on aurait dit qu’on venait de l’installer. Des fleurs fraîches l’entouraient, et les lettres dorées brillaient comme tout juste tracées. Cependant, elles ne disaient pas grand-chose : simplement un nom, Akiko, et la mention qu’elle était morte très jeune.
Quand il retourna à la cabane, il interrogea sa mère à propos de ce nom, mais il lui était inconnu. Après la tombée de la nuit, ils retournèrent chez eux, et revinrent le lendemain, puis le surlendemain. Takahama n’alla jamais mieux, et il finit par mourir. Comme la mère et le fils étaient sa seule famille restante, ce furent eux qui allèrent s’occuper des affaires du défunt. Le garçon laissa la tâche à sa mère et retourna errer entre les tombes. Le cimetière n’était pas grand, et rapidement il se trouva à nouveau face à celle d’Akiko. Le petit papillon blanc avait été rejoint par un second, et ensemble ils dansaient paisiblement dans les airs.
Le rangement fut vite terminé, et au moment de repartir la mère interrogea son fils :
« Quel était le nom dont tu m’avais parlé l’autre jour ?
– Akiko, mère. »
Elle lui raconta alors que dans le vieux coffre, qui contenait toutes les affaires de Takahama, elle n’avait trouvé que des lettres. La plupart étaient des échanges avec une jeune fille nommée Akiko, et les deux jeunes gens semblaient très amoureux. Mais un peu avant leur mariage, la jeune fille avait été emportée par la fièvre.
Le garçon comprit enfin pourquoi son oncle, qui venait d’une bonne famille, avait acheté cette petite cabane au bord du cimetière. Chaque jour, depuis la mort de sa bien-aimée, il était allé la visiter ; et le jour où il n’avait pu venir, c’était Akiko qui était venu le voir. Maintenant, après toutes ces années, ils s’étaient enfin retrouvés.
La brume baignait le village d’un filtre argenté quand on entendit une porte coulisser. Penchées sur le village, les montagnes étaient encore bleues en attendant le soleil qui arrivait. C’était toujours à cette heure qu’on voyait partir les deux malheureux frères. Malheureux, on les appelait ainsi car même s’ils étaient nés de la même mère et avaient grandis ensemble, l’un était aussi courbé et édenté que l’autre était vif et vigoureux. Le premier s’appelait Minokichi, et on le plaignait car malgré son âge, il s’acharnait à être l’égal de son frère en toute chose, et revenait le soir tremblant sous le poids des bûches, réussissant à peine à se maintenir debout avec sa canne. Mais on plaignait encore plus celui qui aurait pu être son fils, car on savait que Mosuke n’était pas resté jeune, il l’était redevenu. Et avec sa jeunesse retrouvée, il avait perdu sa femme. Les deux frères étaient arrivés il y a quelques années dans ce village, tellement loin au nord du Japon que même les étés n’étaient pas aussi chauds que les hivers de leur village natal, au sud. Et ce matin-là, l’été était loin, et la neige tombait. Mosuke se rappela de ce village, où il avait perdu Yoné. Là-bas aussi il était bûcheron, et un jour qu’il coupait du bambou dans un bosquet si dru qu’on ne voit pas à deux mètres devant soi, il déboucha sur une petite mare. Le travail lui avait donné soif, et même si l’eau ne semblait pas jaillir d’une source, elle était pure et fraîche. Il but, et la trouva si bonne qu’il continua à boire, juste par gourmandise, jusqu’à ce qu’un rideau noir lui tombe sur les yeux. Il crut d’abord qu’une branche était descendue jusqu’à lui, mais en passant la main sur son crâne il se rendit compte que ces longues mèches sombres étaient ses cheveux. Il se regarda dans la mare, où un jeune homme aux dents blanches et aux yeux brillants le regardait. Il mit un moment à comprendre que l’eau avait lavé les années qu’il portait avec lui. Alors, il retourna en courant au village ! Les paysans dans les rizières ne comprenaient pas pourquoi cet étranger les saluait avec tant de familiarité, ni pourquoi il se précipitait ainsi au village. Quand Mosuke arriva chez lui, il rentra sans hésiter et posa tendrement sa main sur l’épaule de sa femme. Elle préparait des mochis, ces gâteaux mous que son mari aimait de plus en plus à mesure qu’il perdait ses dents. Elle se retourna et sourit à l’inconnu.
« Vous devez avoir voyagé longtemps jeune homme, vous êtes couvert de sueur. Je vais vous préparer à manger. Mon mari, Mosuke, devrait bientôt rentrer, il vous laissera sûrement dormir dans l’établi si vous chercher un endroit où passer la nuit.
– Allons vieille gâteuse, ne me parle pas de ton mari alors qu’il se tient devant toi ! »
La vieille eut un air étonné.
« Pourquoi te moquer d’une vieille femme qui ne te veut que du bien ? Mon mari n’est plus jeune, mais il a encore assez de force pour corriger un jeune freluquet comme toi.
– Ouvre donc ces yeux fatigués, je te dis que c’est moi, Mosuke, qui revient de la forêt. »
Yoné sentit alors sous ses doigts le kimono du jeune homme, et reconnut celui qu’elle avait cousu pour son mari. Enfin, elle le reconnut, et elle lâcha d’un air triste :
« Alors puisque je t’ai perdu, va dire au démon qui m’a joué ce tour que tu es libre. Je ne t’imposerai pas d’être fidèle à une femme trop vieille pour être ta mère.
– Idiote, pourquoi penses-tu que je te laisserais ? La magie qui m’a ôté ces années les fera disparaître pour toi aussi ! » Et lui raconta toute l’histoire.
La nuit n’était pas encore tombée, et pour s’éviter la gêne de partager la couche d’un jeune homme avec son corps décrépi, elle se mit immédiatement en route pour la source. Mosuke, épuisé par la journée de travail autant que par ces émotions finit par s’endormir en l’attendant. Il rêva toute la nuit de la jeune fille dont il était tombé amoureux il y a tant d’années, et était impatient de la retrouver. En lui se mêlaient la passion de la jeunesse et la tendresse des vieux jours. Mais quand les alouettes le réveillèrent, il était toujours seul dans la maison. Il se leva et parti vers la source. En chemin il croisa l’éclat roux de quelques renards qui l’observaient dans les fourrés. Alors qu’il approchait il attendit un son. Ce n’était pas le glapissement des renards, mais les pleurs d’un nouveau-né. Comprenant déjà, il se précipita en avant, et trouva une petite fille enveloppée dans un grand kimono.
« Pauvre Yoné… Tu ne te trouvais donc jamais assez jeune ? Tu auras bu jusqu’à l’aube sans t’arrêter, et voilà ta récompense… Est-ce que tu pensais me plaire plus ainsi ? »
Et prenant l’enfant dans ses bras, il retourna au village et alla chez son frère. Ce dernier, même en émergeant du sommeil, le reconnut immédiatement. Chacun se pense toujours plus jeune qu’il ne l’est, et un frère cherchant dans un frère son propre reflet, Minokichi n’eut pas de mal à voir Mosuke dans ce jeune homme. En le voyant il s’exclama : « Eh bien, nous sommes vraiment la famille des envoutés ! »
Si Minokichi disait ça, c’est que son propre mariage avait connu un destin bien étrange, des années auparavant. Il n’était pas encore bûcheron à l’époque, mais pêcheur, et il allait toujours pêcher au même endroit de la rivière, où un vieux saule laissait pendre ses branches jusqu’à l’eau. Il s’asseyait là, contre le tronc, et lançait sa ligne à travers les cheveux de l’arbre. Un jour, alors qu’il arrivait, il vit que l’endroit était déjà occupé par une belle jeune femme. Il s’installa près d’elle, et fit de même le jour d’après, jusqu’elle devienne sa femme et vienne vivre chez lui. Pendant deux ans, deux belles années, ils furent aussi heureux qu’ils l’avaient été sous l’arbre. Mais un jour les pluies firent tellement gonfler la rivière que le pont fut emporté, et pour le remplacer on choisit le saule sous lequel les deux amoureux s’étaient rencontrés. On s’attendait à ce que Minokichi s’y oppose, car on le savait très attaché à l’arbre. Mais depuis son mariage il avait cessé d’aller à la rivière, et travaillait désormais aux rizières avec les paysans. Un jour, tremblante, sa femme vint le voir : « C’est aujourd’hui qu’on va abattre l’arbre mon amour ».
– Et alors ? Qu’ils le coupent, c’est toi que j’aime désormais, pas une plante. »
La femme allait dire quelque chose, mais sa réponse se perdit dans sa gorge. Elle sortit en courant dans le jardin. Quand le premier coup de hache fût porté, on l’entendit soupirer, et quand l’arbre tomba, un cri de femme résonna au loin. Minokichi ne revit jamais son épouse, mais il savait ce qui lui était arrivé, car depuis ce jour, chaque nuit il voyait les fines branches d’un saule, semblables aux rubans que portait sa femme, caresser doucement la porte de sa chambre dans la lumière de la Lune. Lorsqu’il se levait et ouvrait la porte, il voyait son jardin de pierre, où rien ne poussait. Alors avec le temps il devint aigri, et se fit bûcheron, pensant tuer le souvenir de celle qu’il avait aimée avec chaque arbre abattu. Mais cet espoir était toujours déçu, et il resta seul avec ses souvenirs jusqu’à ce matin où Mosuke le réveilla, un bébé dans les bras.
Il ne l’aurait évidemment pas avoué, mais il était content de voir son frère le rejoindre, de ne plus être seul dans son infortune. Et c’est peut-être pour ça qu’il parla ainsi :
« Mon frère, je ne sais pas qui je dois plaindre le plus, Yoné qui aura à vivre toutes les souffrances du monde une fois de plus, ou toi qui devras vieillir seul, comme je l’ai fait. Car seul tu l’es, ne te trompe pas. Un enfant de cet âge ne garde pas de souvenir, et la femme que tu as aimée est partie et ne reviendra pas. Laisse-la, les moines du sanctuaire s’occuperont un peu en veillant sur elle, et partons. Trop de choses ici me rappellent mon malheur, et il va en être de même pour toi. »
Et c’est ainsi que les deux frères étaient partis pour le Nord. Avec le temps, ils avaient fini par raconter leur histoire, et tout le monde les plaignaient.
Ce matin-là donc, sous l’ombre bleue des montagnes, la neige tombait et le vent soufflait. Les deux frères poussèrent en avant tant qu’ils purent, mais ils commençaient à regretter d’être sortisce jour-là.
« Je crois qu’un démon essaie de nous ensevelir mon frère, dit Mosuke.
– Allez, quel démon viendrait encore s’acharner sur nous ? Chacun finit un jour par se lasser, et les démons ont dû se trouver d’autres jouets depuis le temps. »
Et comme pour confirmer ses mots, une cabane apparut au loin. Les deux frères avancèrent, et bientôt la porte de l’abri s’ouvrit sous l’épaule du jeune vieux. L’odeur de moisissure les prit violemment au nez, mais un fois à l’intérieur ils virent que malgré les toiles d’araignées et la poussière qui couvraient la pièce, un tas de bois qu’on aurait dit posé là à l’instant attendait près de l’âtre, au centre de la pièce. A cause de la tempête, l’ascension leur avait pris le gros de la journée, alors après avoir mangé leurs boulettes de riz, ils tirèrent deux futons près du feu et s’endormirent, l’un pensant à l’arbre dont il avait négligé de prendre soin, l’autre à la femme qu’il avait abandonnée au monde après l’avoir aimée toute sa vie. Il se demanda si, là-bas dans le Sud, Yoné se souvenait de lui. Peut-être l’attendait-elle ?
Vers le milieu de la nuit, le feu mourut. Un froid glacial entra par la porte mal fermée et réveilla Mosuke. De l’autre côté de l’âtre, son frère dormait encore. Une lumière bleue baignait la pièce. Alors la porte coulissa, et une jeune femme entra dans la cabane. Son visage était blanc comme s’il n’avait jamais connu le soleil, et ses vêtements semblaient faits de neige. La seule touche de couleur, si on pouvait dire, étaient ses cheveux noirs comme de l’encre. Mosuke voulut se lever, mais toute volonté de bouger avait quitté son corps. La jeune femme lui sourit un instant, puis se tourna vers son frère. Elle s’allongea sur lui, et son corps disparut complètement sous elle. Quand elle se releva, son frère souriait, aussi blanc qu’elle, enfermé dans un cercueil de glace. Elle se tourna alors vers Mosuke. Quand elle s’approcha, son souffle glacé rencontrant son halène forma un nuage opaque. Elle sourit à nouveau et dit : « Toi Mosuke, je ne te tuerai pas. A la condition que jamais, tu ne parles à personne de cette nuit. »
Quand Mosuke s’éveilla le lendemain son frère reposait toujours dans la glace, mais la tempête s’était calmée. Les villageois pensèrent que la tempête avait été trop froide pour le vieux Minokichi, et Mosuke n’eut pas à leur mentir. Vraiment seul désormais, il continua à vivre au village.
Un an plus tard, au printemps, il entendit frapper à sa porte. Une jeune femme aux longs cheveux noirs était là, trempée par une pluie qui n’était pourtant pas tombée, et lui demanda à rester chez lui.
« Je vois que tu as connu un autre amour, mais si tu ne me poses pas de question sur ton passé, je n’en poserai pas sur le tien. »
La jeune femme s’appelait Yuki. Elle resta, et pendant quelques années ils furent heureux ensemble. A la fin de chaque printemps cependant, elle semblait s’affaiblir. Elle se trainait alors, supportant à peine son poids, jusqu’au fond de la maison, cherchant une introuvable fraîcheur, et ne semblait revivre qu’avec l’arrivée des premiers flocons. Malgré ce bonheur, Mosuke finit par s’inquiéter. Et si le passé qu’il taisait finissait par dresser un mur entre Yuki et lui ? Alors un soir, alors que sa femme était en train de lui coudre un nouveau kimono, il se laissa aller à des confessions qu’elle ne demandait pas. Il raconta l’histoire de son frère et la sienne, le saule, le pont, la source et l’enfant. Puis, il commença à parler d’une froide nuit d’hiver, dans les montagnes. Yuki se raidit aussitôt, mais Mosuke ne le remarqua pas, et continua. Quand il eut fini, il sentit le froid glacial qui avait gagné la pièce malgré le feu. En se retournant, il vit qu’à la place de sa femme se dressait le spectre qu’il avait rencontré, la nuit où son frère était mort.
« Hé oui Mosuke, la femme avec qui tu pensais tromper la pauvre Yoné n’existait pas plus que cela. Pour n’avoir pas su garder ta langue, tu l’as faite disparaître à jamais ! Triste Mosuke, infidèle deux fois. Infidèle à Yoné, que tu as abandonné loin au sud, et bien pire, infidèle à la femme des neiges. Mais cette nuit non plus, je ne te tuerai pas. Tu vivras pour sentir la solitude dans laquelle tu t’es enfermé. Et n’espère pas retrouver ta femme au sud, tu n’existes pas plus pour elle désormais qu’elle n’a existé pour toi ces dernières années. Adieu ! »
On raconte que l’homme que croisent parfois les bûcherons et les voyageurs, et dont les enfants se moquent en lui jetant des pierres, s’appelait autrefois Mosuke. Mais aujourd’hui ce nom, lui-même l’a oublié. Il erre sans cesse dans la montagne, répétant toujours le même nom : Yuki, Yuki…