Tous les contes africains

Abou Qîr s’étira en baillant, puis soupira. Le soleil se couchait une fois de plus sans que le teinturier n’ait vu le moindre client. Pourtant il était réputé dans tout Alexandrie. On disait qu’il pouvait teindre n’importe quel tissu dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et que jamais ils ne perdaient leur éclat. Mais il était aussi réputé pour toujours trouver des excuses pour justifier son retard. Il lui était même arrivé de faire croire qu’on lui avait volé les tissus qu’on lui avait confiés, avant de les revendre au même client quelques jours plus tard. Petit à petit, les habitants de la ville s’étaient mis à éviter sa boutique, et, à vrai dire, Abou Qîr ne s’en était pas vraiment trouvé beaucoup plus mal. Maintenant, il pouvait passer toutes ses journées à faire ce qu’il aimait vraiment : rien. Même le manque d’argent ne l’inquiétait pas trop, car il se débrouillait toujours bien pour en emprunter à tel ou tel voisin trop confiant. Mais certains de ses débiteurs commençaient à se faire plus pressants, et il sentait qu’il était temps d’aller voir ailleurs si les gens étaient plus crédules.

« Oh, Abou Sîr, le bonsoir l’ami ! Viens donc t’asseoir avec moi ! »

Le barbier, qui fermait sa boutique, alla rejoindre son voisin.

« J’ai remarqué que plusieurs nouveaux barbiers avaient ouvert leurs portes dans le quartier, j’espère que les affaires n’en souffrent pas trop !

– Ah, malheureusement si, répondit le barbier, mais que puis-je y faire ? J’essaye de faire mon travail au mieux, mais je ne peux pas refuser à d’autres d’en faire de même, ni reprocher aux clients de choisir un autre barbier pour s’occuper d’eux. »

Ces paroles étaient pleines de bons sens, mais ce qu’Abou Sîr ne savait pas, c’était qu’Abou Qîr préparait la suite depuis un moment, et que si en effet deux ou trois nouveaux barbiers étaient venus s’installer dans la rue, c’étaient surtout les rumeurs que le teinturier avait répandues qui chassaient les clients.

« Tu sais, reprit ce dernier, j’ai entendu dire qu’un nouveau calife vient de s’installer dans une grande cité à l’est. Il veut faire de sa capitale la plus belle ville des environs. Je suis sûr que j’y trouverais du travail, et si tu veux je pourrais t’emmener avec moi, vu que les affaires ne vont pas fort ! Je t’aiderais en attendant que tu montes ta propre affaire bien entendu. »

Le barbier remercia chaleureusement son ami, et avant de se donner rendez-vous au port dès le lendemain, ils récitèrent ensemble la fatiha, et jurèrent que tant que l’un n’aurait pas de travail, l’autre lui viendrait en aide.

Le bateau sur lequel ils embarquèrent était rempli de riches marchands, tous désireux de se montrer au Calife sous leur meilleur jour, et la présence d’un barbier fut grandement appréciée. Pendant qu’Abou Sîr travaillait du matin au soir, Abou Qîr se prélassait dans sa cabine. Dès qu’il avait posé le pied sur le pont, il avait clamé souffrir d’un terrible mal de mer, et depuis il se mettait à gémir dès qu’il entendait le barbier approcher. Rapidement, la bourse d’Abou Sîr se remplit, alors que ses forces, elles, se vidaient. Il finit par devoir réellement tenir le lit, mais trouvait tout le même le courage, cinq fois par jour, de se traîner jusqu’aux cuisines pour apporter à manger à son ami. Finalement, l’épuisement eut raison de lui, et lorsqu’il émergea de sa fièvre, il était allongé au pied d’un mur, sur le port. Quand il vit que sa bourse était partie, et le teinturier avec, il comprit tout de suite, et s’inquiéta. Son ami, le voyant malade, était parti chercher du travail alors qu’il était lui-même si faible. Il se hissa péniblement sur ses jambes, et partit à sa recherche. Tout lui paraissait étrange dans cette ville, des bâtiments aux odeurs, mais en déambulant il finit par apercevoir un attroupement à l’entrée d’une boutique. Il s’approcha, et demanda à un homme ce qu’il se passait.

« Un étranger vient d’arriver d’Alexandrie, et il fait des choses incroyables avec le tissu ! Il peut aussi bien les teindre dans le bleu le plus profond que dans le rouge le plus éclatant ! »

Abou Sîr reconnut immédiatement le teinturier, et se fraya un chemin jusque dans la boutique. Là, s’affairaient plusieurs employés, et, au fond, Abou Qîr empochait de pleines poignées d’argent, acceptant toutes les commandes et promettant les tissus teints dès le lendemain.  Mais quand le barbier appela son ami, celui-ci feignit de ne pas le reconnaître.

« Mettez ce mendiant dehors, je ne veux pas qu’il salisse les tissus de mes clients ! »

Et les employés jetèrent sans ménagement le pauvre barbier à la rue.

Le pauvre homme ne comprenait pas ce qu’il s’était passé. « Suis-je donc si sale qu’il ne m’ait pas reconnu, au point de me prendre pour un mendiant ? » Il arrêta alors un passant :

« Monsieur, pourriez-vous s’il vous plaît m’indiquer les bains les plus proches ?

– Les quoi ?

– Les bains ! J’ai passé plusieurs jours en mer, j’aurais bien besoin de me laver.

– Je ne vois pas de quoi vous parlez, mais si vraiment vous avez besoin d’un bain, la mer est par-là. » Il pointa une direction, puis s’en alla. Ça explique l’odeur… se dit Abou Sîr. Puis il réfléchit. Une cité si grande n’avait-t-elle vraiment pas le moindre bain ? Ca lui semblait vraiment improbable, mais si c’était le cas, il avait peut-être une idée… Il se fit indiquer le chemin du palais, et demanda à rencontrer le Calife. Ce dernier était un homme d’une efficacité rare. Du moins, on le suppose, puisqu’ayant tout juste installé sa capitale dans une nouvelle ville, il avait le temps de recevoir le premier barbier qui demandait à le rencontrer. En tout cas, il fut heureux de l’avoir fait, car l’odeur de la ville commençait lui aussi à lui peser, et l’idée qu’Abou Sîr lui apportait l’emballa beaucoup ! Le matin même, le barbier se réveillait sans le sou sur le port. L’après-midi, il supervisait un chantier ordonné par le Calife lui-même, et une semaine après il était responsable des premiers bains publics de la nouvelle capitale. Honnêtement, plutôt que le rêve américain, donnez-moi le rêve arabe !

Tout ça ne mit pas longtemps à arriver aux oreilles d’Abou Qîr, qui en fut malade de jalousie. Le soir-même, il se présenta chez le barbier.

« Mon pauvre ami ! C’était donc bien toi que j’ai pris pour un mendiant l’autre jour ! J’étais fou d’inquiétude en ne te retrouvant pas au port. J’étais parti chercher un médecin pour s’occuper de ta fièvre, mais ces voleurs demandaient des prix exorbitants et j’ai dû me trouver un emploi pour pouvoir le payer. J’espère que tu pourras me pardonner. En guise d’excuse, je t’apporte ce flacon d’huile de massage. Elle provient de loin, et est d’une telle qualité qu’elle ne conviendrait qu’à la peau d’un être extraordinaire. Tiens, je t’en fais cadeau, au nom de notre amitié. »

Le barbier avait immédiatement pardonné ce malentendu à son ami, mais pour ne pas le blesser, il accepta le flacon.

A peine les deux hommes s’étaient-ils quitté que le teinturier fonça au palais, et rencontra le Calife, toujours très libre de son temps, apparemment.

« Votre altesse, je viens vous avertir d’un terrible danger. Vous avez en votre cité un homme qui provient d’Alexandrie. Cet étranger est un traitre, il désire votre mort. Demain, il se présentera avec une huile de massage qu’il dira spéciale, seulement digne d’un calife. N’en croyez pas un mot, car si cette huile touche votre peau elle vous brulera terriblement et empoisonnera votre corps. »

Le calife eut du mal à croire aux paroles du teinturier. Le barbier avait l’air d’être l’incarnation même de l’honnêteté et de la bienveillance. Toute la nuit, au balcon qui donnait sur la rivière, il pesa les graves accusations d’Abou Qîr. Il était si absorbé qu’il finit par faire tomber dans l’eau son anneau, qu’il tournait dans sa main en réfléchissant. Quand il le vit disparaître sous la surface, il en fut horrifié. Tout son pouvoir reposait sur cet anneau. Juste en le tournant autour de son doigt, il pouvait faire tomber la tête de ses ennemis. Si on apprenait qu’il l’avait perdu…

C’est ainsi qu’épuisé et méfiant, il reçut Abou Sîr le lendemain. Comme le teinturier l’en avait averti, le barbier lui proposa de le masser avec une huile très spéciale.

« C’est très aimable de ta part, barbier. Cependant, j’aimerais te voir utiliser cette huile sur l’un de mes serviteurs auparavant. »

Déçu de ne pas pouvoir réserver le précieux cadeau de son ami au Calife seul, le barbier s’exécuta. A peine les premières gouttes avaient-elles touché la peau du serviteur qu’il se mit à hurler. Et il hurla, pendant de longues minutes, jusqu’à ce que finalement, il se taise.

Le calife, furieux, ordonna qu’on jette en prison le barbier atterré, et qu’on ne l’en ressorte que pour l’exécuter. Mais de son côté, Abou Qîr avait déjà fait parler de lui, et accumulait une longue liste de clients mécontents. Le chef de la garde se doutait que quelque-chose n’allait pas, et il emmena lui-même le prisonnier. Il le fit passer par des escaliers dérobés et des couloirs étroits, pour finalement arriver à l’extérieur, près de la rivière. Là ils montèrent dans une barque et allèrent jusqu’à une petite île au milieu de l’eau. Le garde avertit le barbier de ne surtout pas se faire remarquer. Il allait tenter de le sortir de là, mais il ne fallait pas qu’on le retrouve avant. Et comme il ne savait pas combien de temps il serait parti, il lui donna de quoi pêcher.

Rapidement, le barbier eut faim, et pour éloigner ses idées de la menace qui pesait sur lui il alla au bord de l’eau et lança sa ligne. Le temps était bon, et il attrapa bientôt assez de poisson pour les deux jours à venir. Mais alors qu’il en ouvrait un pour le préparer, il découvrit dans ses entrailles un splendide anneau d’émeraude. Le repas, puis la journée passèrent, et il faisait jouer l’anneau entre ses doigts quand il entendit des voix. Pensant son bienfaiteur revenu, il se précipita, et tomba nez à nez avec deux gardes du calife.

« Qui êtes-vous ? lança un des gardes.

Le barbier répondit avec le premier mensonge qui lui passa par la tête.

– Euh je suis envoyé par les cuisines, pour ramener du poisson frais pour le souper du Calife. Voyez, j’en ai plus qu’il ne faut, je pense que je rentrerai bientôt. »

Les gardes semblèrent d’abord le croire, mais ensuite celui qui l’avait interpelé le regarda étrangement.

– Attendez… Je vous reconnais, c’est vous qui avez tenté d’assassiner le Calife ce matin ! »

Le barbier voulu se justifier, mais déjà le garde s’avançait, sa lance en avant. Dans sa panique, il tomba en arrière, et l’anneau roula dans sa main. Alors, la tête du garde roula à ses pieds. Abou Sîr en fut terrifié, mais pas autant que le second garde, qui était devenu blanc comme un linge. « L’anneau du calife ! S’il vous plaît, ne me faites pas de mal, je vous laisserai partir, je ne dirai à personne que je vous ai vu ! »

L’anneau du calife… pensa Abou Sîr. Peut-être que si je lui ramenais, il se montrerait généreux, et même il me laisserait une chance de plaider ma cause. Abou Qîr ne savait sûrement pas qu’il s’agissait d’un poison, quelqu’un a dû lui faire une très mauvaise blague.

« Mène-moi au Calife, garde, et je ne te ferai aucun mal. »

Le garde se dépêcha d’obéir, trop heureux de garder sa tête là où elle était.

Quand le Calife vit arriver Abou Sîr, il fut surpris, mais pas aussi surpris que quand il vit, à son doigt, son anneau perdu la veille. Et certainement moins surpris que quand le barbier lui tendit l’anneau. Ce dernier commença alors à plaider pour sa défense, mais le Calife ne l’écoutait pas, trop soulagé de retrouver son anneau. Il ne releva la tête qu’en entendant une voix clamer : « Votre altesse, j’ai ici l’homme qui a tenté de vous faire tuer. »

Il vit alors le chef de sa garde, et à genoux devant lui le teinturier, les mains liées aux chevilles. Le garde raconta alors la véritable histoire au Calife, qu’il tenait d’un employé mécontent qu’Abou Qîr avait négligé de payer.

« Débarrassez-moi immédiatement de cette vermine ! »

Et aussitôt on plongea le teinturier dans un sac, que l’on remplit de chaux avant de le jeter à la mer. Brûlé, puis noyé, le teinturier disparut dans les flots.

« Et toi, brave barbier, dis-moi ce que tu souhaites, je te l’accorderai.

Mais le barbier n’avait plus dans la bouche que l’amertume d’avoir perdu son ami.

– Bon Calife, je ne désire plus que rentrer chez moi. »

Et le Calife le renvoya chez lui sur un bateau dont il le rendit maître, et accompagné d’un deuxième pour transporter tous les trésors dont il lui fit cadeau. Quand le navire accosta, le barbier trouva un sac sur la plage. C’était le corps de son ami qui avait lui aussi trouvé le chemin de la maison. Et comme il avait bon cœur, il lui fit construire un tombeau, sur lequel plus tard une grande ville fut construite. Mais peu d’habitants de la ville d’Abouqîr savent aujourd’hui que leur cité fut nommée d’après un teinturier sans scrupule.

« Mais c’est pas possible ! »

Un cri des plus banals s’éleva dans la forêt. Une fois encore, un chasseur était monté dans l’arbre du varan pour tenter de l’attraper… en vain. A chaque fois, l’animal regardait monter l’homme, attendait jusqu’au dernier moment, puis sautait dans un arbre proche et s’en allait en narguant le malheureux, condamné à rentrer bredouille. Pourtant, le chef du village n’en démordait pas : il voulait la peau de ce varan pour son tambour.

Mais après des mois de ce jeu, il commençait à perdre espoir, et fit ce que tout chef ou roi ferait à sa place : il offrit la main de sa fille à celui qui réussirait à capturer le varan. Cependant, même cette perspective ne motiva personne, car tout le monde savait que la tâche était impossible, et les chasseurs en avaient assez d’être ridiculisés par un lézard. La belle Kulania ne fut pas enchantée de ce désintérêt, et alla s’enfermer dans sa hutte en refusant de voir qui que ce soit. Le soir-même pourtant, une de ses amies vint frapper à la porte : quelqu’un avait relevé le défi ! La fille du chef était aux anges ! Qui était-ce ? Le beau Badru ? Le courageux Mukanta ? Eh… Pas vraiment ? C’était Kalulu.

« Mais il n’y a aucun homme de ce nom au village !

– Non, en effet… Mais il y avait bien quelqu’un nommé ainsi. »

La jeune fille comprit, mais n’y crut pas. Quand même pas… Kalulu le lapin ? Oui, c’était bien le petit lapin Kalulu qui s’était présenté devant le chef en clamant qu’il voulait tenter de ramener la peau du varan, si on lui promettait qu’en échange il pourrait épouser Kulania. Tout le monde s’était moqué de lui, et il attendait maintenant sous l’arbre, accompagné d’une antilope et d’un chien. Tout le village se moquait de lui de loin. Les deux amies sortirent en courant, et aperçurent, en effet, au loin, le lapin sous l’arbre du varan. Mais il ne tentait pas de grimper, non. Dans une patte, il tenait une belle feuille de manioc, dans l’autre un morceau de viande. Mais il tentait de faire manger la première au chien, et le second à l’antilope. Cette dernière regardait le lapin comme le dernier des idiots, l’air de dire « Mais tu vois bien que je ne veux pas de ta viande ! Donne-moi plutôt la feuille que tu présentes au chien. » Et le chien de penser de même. Mais Kalulu s’acharnait, et finalement le varan descendit sur une branche plus basse pour voir ce qu’il se passait.

Il fut consterné par la bêtise du lapin, et comme tout lézard dans sa situation le ferait, il ne put résister à aller expliquer au lapin comment il fallait opérer.

« Mais enfin mon pauvre Kalulu ! Les chiens vivent avec les hommes ! Donne-lui donc la viande à laquelle ces derniers l’ont habitué. Et cette antilope qui vit dans la savane, c’est la plante qu’elle voudrait manger ! »

Satisfait, il allait remonter vers les plus hautes branches, mais il entendit le lapin répondre : « Quoi ? Qu’est-ce ? J’entends que quelqu’un me parle, mais je ne l’entends pas. »

Faisant demi-tour, le varan descendit un peu plus bas, et cria un peu plus fort. Mais le lapin ne semblait toujours pas entendre. Finalement, il se retrouva sur le tronc et hurla si fort que Kalulu se tourna vers lui. « Ce que tu dis n’as aucun sens mon brave lézard. Regarde comme cette antilope salive à la vue de ce morceau de viande. Regarde comme ce chien dévore des yeux cette feuille de manioc. Ils n’attendent qu’un instant d’inattention de ma part pour les dévorer ! »

Excédé, le varan descendit finalement au sol et arracha la nourriture des pattes du lapin pour la donner à qui la voulait. L’antilope et le chien s’en allèrent satisfaits, et avec un air supérieur, le varan faisait de même, quand le lapin sortit une ficelle de sa fourrure, le ligota et l’amena au chef, qui eut enfin la peau de tambour qu’il voulait, pendant que Kulania épousait, finalement satisfaite, le rusé lapin. Il me semble qu’il y a une morale à cette histoire, mais vous trouverez sûrement un varan pour mieux vous l’expliquer que moi !

Sur toute la côte de l’actuel Gabon, il n’y a pas un port plus animé que Port-Gentil ! Les pêcheurs y règnent en maîtres, et les navigateurs de tous horizons y accostent. Et parmi ces pêcheurs, il y en avait un qu’on connaissait dans toute la région. Il avait toujours une bonne plaisanterie à servir en toute occasion, et était toujours le premier à y rire. Qu’importe l’heure ou les circonstances, on ne le voyait jamais oublier de porter son célèbre sourire lorsqu’il sortait en mer, et lorsqu’il rentrait au port il avait chaque fois une histoire plus incroyable que celle de la veille à raconter. Depuis longtemps on connaissait ses talents de bonimenteur, et plus personne ne croyait un mot de ce qu’il racontait, mais on écoutait tout de même ses élucubrations avec plaisir.

De plus, même si pas une des histoires qu’il racontait n’était vraie, on savait qu’il avait acquis avec les années un véritablement don pour la navigation. Avec la verve qui était la sienne, il irritait parfois les autres marins en se vantant de ses prouesses, réelles ou fantasmées, mais c’était un fait reconnu que tous les jours, il faisait voile bien au-delà de l’île de Sao Tomé, à l’ouest de Port-Gentil, et qu’il remontait là-bas de pleins filets de poissons aussi rares que succulents ; aussi, ses accostages rassemblaient chaque fois des foules qui venaient se disputer le fruit de sa pêche.

Un soir cependant il revint au port avec un air étrange. Lui qui d’habitude se tenait le torse bombé à la proue, saluant à grands gestes ceux qui l’attendaient, il était ce soir-là assis près de la barre, les épaules basses, le regard vide. Sur le dock on pensait que c’était une de ses habituelles farces, mais à mesure qu’il approchait on comprit que quelque chose n’allait vraiment pas. Quand son petit navire atteignit le dock, on vit à quel point le fier marin était affecté. Les yeux rivés devant lui, le visage crispé et la mâchoire serrée, tout son corps tremblait. Il fallut lui demander à de nombreuses reprises ce qu’il s’était passé pour qu’enfin il semble remarquer l’attroupement. D’un coup, comme si un carcan s’était soudain relâché, il bondit sur ses pieds, hystérique. Il avait, comme d’habitude, doublé le cap nord de Sao Tomé, mais là-bas, au large, une créature avait surgi des flots : un gigantesque serpent, couvert d’écailles rouges et vertes. Dans sa gueule immense, des crocs longs comme des sabres s’alignaient à n’en plus finir, et entre les rangées de lames pointait une langue fourchue qui paraissait le chercher. Certains alors crurent à nouveau à une plaisanterie, mais quand on lui demanda comment il avait échappé à la terrible créature, il fit un geste vers ses rames. On vit alors qu’elles étaient couvertes de sang : dans sa fuite désespérée, il s’était entièrement ouvert les paumes. De ce jour, il ne repartit plus en mer.

Le bruit se répandit dans les rues, puis dans la campagne, et bientôt on vit arriver du monde entier de fiers bâtiments dont les capitaines juraient que face à eux le monstre ne ferait pas long feu. Pêcheurs, aventuriers de tout poil et même des chasseurs de baleine venus de contrées lointaines. Port-Gentil n’avait jamais connu une telle agitation. Les auberges et les tavernes ne désemplissaient pas, et de nombreux habitants des docks avaient transformés leur maison en l’une ou l’autre pour profiter de ce flot ininterrompu d’étrangers. Partout on parlait du monstre : certains disaient l’avoir vu et ajoutaient d’effrayants traits à la description qu’on en avait déjà entendu, d’autres annonçaient qu’il n’était plus question qu’ils prennent la mer tant qu’un de ces aventuriers n’aurait pas sorti le serpent des eaux.

Si beaucoup de ces étrangers avaient fait un long voyage pour venir à Port-Gentil, peu avaient vraiment l’air empressés une fois qu’ils y arrivaient. Mais un jour, un capitaine plus brave que les autres hissa la voile de son navire, et dans son sillage partirent plusieurs autres équipages. Une fois au nord de l’île du Prince, le monstre ne se fit pas attendre très longtemps. Sa tête ornée d’une crinière dorée hérissée émergea des eaux dans un geyser qui trempa tous les marins de la flotte. Aussitôt ils se précipitèrent dans les canots, leurs harpons dangereusement aiguisés, les points de lumière vert et rouge projetés par les écailles du monstre tapissant leurs visages. Ce fut un massacre… Dès que les premières chaloupes furent à distance de harponnage de là où le serpent avait jailli, sa queue immense sortit à son tour des eaux et balaya les embarcations. Tout ce qu’il restait de vivant au milieu des débris était entrainé au fond de la mer par les remous provoqués par les mouvements de la bête, qui disparut bientôt sous les eaux également. Bien peu rentrèrent pour raconter leur échec.

Mais au lieu de décourager les autres marins, la nouvelle engendra un esprit de revanche chez ces derniers, animés par la solidarité qui lie tous ceux qui risquent leur vie face à la mer pour faire vivre leur famille. A Port-Gentil, les discussions à propos du monstre reprirent de plus belle. Chacun voulait en savoir un maximum avant de s’élancer vers Principe. Et parmi eux était un étranger du nom de Mayumba. En temps normal, personne n’aurait prêter attention à ce jeune garçon qui promenait sa fine silhouette dans les rues de Port-Gentil. Mais de la même manière que tous ces marins expérimentés, au corps taillé par la haute mer, il s’intéressait beaucoup au fameux serpent, et interrogeait quiconque le croisait. On s’étonnait qu’un garçon si frêle se mêle de ce genre de choses, mais sa voix chaude avait quelque-chose d’apaisant, et on lui répondait avec plaisir.

Un matin, Mayumba loua une petite chaloupe et partit en mer accompagné seulement des rires méprisants des marins qui voyaient partir ce freluquet. A la seule force de ses rames, il doubla le cap nord de Sao Tomé, et arriva à l’endroit où devait se trouver la bête. Comme les autres avant lui, il n’eut pas à attendre longtemps. Mais quand l’immense créature jaillit des eaux, il se leva tranquillement, alla à l’avant de sa chaloupe, et se mit à chanter. Le temps sembla alors s’arrêter. Les vagues graves et chaudes de la voix de Mayumba se mêlaient à celles de la mer et enveloppaient l’instant. Le serpent, dressé au-dessus des eaux, se balançait lentement en rythme, hypnotisé. Chaque modulation du chant l’entraînait à gauche, à droite, et toujours plus haut. La voix montait, ample et pure, vers le ciel et les étoiles.

Plusieurs navires aperçurent la scène de loin. Ils avaient quitté le port derrière Mayumba, curieux de voir ce que le jeune garçon tenterait de faire. Ils ne comprenaient pas bien ce qu’ils voyaient, mais une chose était sûre : c’était leur chance. Pendant que la bête était distraite, ils mirent toutes voiles au vent et se précipitèrent sur elle, leurs harpons à la main.

Mayumba, lui, étincelait de fierté. Une fois de plus, sa voix avait su charmer un serpent ; et quel serpent cette fois ! Mais il remarqua les équipages qui fonçaient vers la créature. Alors d’un coup il cessa son chant. La bête reprit ses esprits d’un coup, et se précipita sous les eaux. Avant qu’elle ne disparaisse, Mayumba crut déceler une lueur de gratitude dans ses yeux.

Le lendemain, il quitta le village, et à Port-Gentil comme dans toute la région, on n’entendit plus jamais parler du serpent.

La pluie cessa, les nuages s’éparpillèrent dans le ciel, et Nkouba, la Foudre, vint voir Kibogo, le génie de la pluie :

« Bon écoute, ça ne va pas du tout ! Tu frappais fort avant que je ne tonne, et tu oubliais de frapper après que j’ai tonné. Il faut que nous répétions, pour offrir un beau concert à la Terre ! »

Mais c’était bien mal connaître le génie de la pluie que de penser qu’on pouvait lui parler ainsi. Il se vexa, et décida de cacher son tambour. De ce jour, plus une goutte de pluie ne tomba sur le Grand Pays Rwanda, et la famine et la misère vinrent la remplacer. A la cour, les faiseurs de pluie imploraient le ciel jour et nuit. Nkouba répondait, mais Kibogo restait muet. Devant ce silence, le roi décida d’aller consulter un devin très réputé, qui vivait loin dans les terres sauvages. Il voyagea des jours pour s’entretenir avec le Vénérable Vieillard. Ce dernier lui répondit d’une voix solennelle :

« Tu ne peux rien pour ce pays, toi qui supplies Nkouba notre père, car il n’est pour rien dans la sécheresse. Pour toi j’ai écouté le vent et les craquements de la terre sèche. J’ai levé les yeux vers les rares nuages et le soleil brûlant qui vide les rivières. Ils m’ont tous révélé la même chose : Kibogo a caché son tambour, et n’a pas l’intention de le laisser sonner à nouveau. Pour sauver ton royaume, il faudra qu’un courageux jeune guerrier monte jusqu’au Rocher Bleu. »

De retour au palais, le roi rassembla ses I’ntoré, qui était un groupe de jeunes guerriers d’élite, formés aussi bien au combat qu’aux danses de guerre.

« Depuis des mois la pluie n’est pas tombée, hommes et bêtes, sous le soleil brulant, disparaissent comme des ombres. Le Vénérable Vieillard m’a révélé que seul l’un de vous pourrait ramener la pluie, mais qui osera gravir le Rocher Bleu ? Qui viendra sauver son pays ? »

Les I’ntoré riaient sous cape, se demandant si leur roi pensait vraiment que le chemin vers les cieux existait. Mais l’un d’eux ne riait pas, et s’avança : 

« Je suis Routéga Mi’nsi, celui qui attend les jours à venir. Si le temps semble s’arrêter, c’est qu’il demande son chemin, et je lui répondrai. Si tu m’en juges digne, mon roi, je gravirai le chemin mystérieux qu’emprunta Kigwa, notre ancêtre, pour descendre des cieux. »

Il fallut quatre jours de marche à Mi’nsi pour atteindre le Rocher de Kinani, le lieu sacré où l’ancêtre de tout le peuple du Rwanda posa le pied sur la terre. Perché à son sommet dans l’aube qui naissait à peine, il observait les plaines dévastées par la sécheresse. Aucun chemin ne s’ouvrait à lui. Mais il sentait que sa quête n’était pas vaine, et avec assurance lança au monde « Oh Grand Pays Rwanda, aujourd’hui n’est-il pas le jour que tu attends ? ». En réponse, des milliers de fils étincelants tombèrent du ciel et l’entourèrent. Au bout de chacun se balançait une petite perle brune, et toutes ensemble elles s’exclamèrent « Nous venons te chercher, courageux I’ntoré ! ». Le peuple des Araignées était venu le guider jusqu’au Rocher Bleu. Emmailloté dans le filet qu’elles avaient tissé, il vit le sol s’éloigner. Il aperçut les mille et une collines du Rwanda, le vert éclatant de la grande forêt au sud et le lit vide de la Nyabaro’ngo au nord, qui ressemblait de là à un long serpent d’acajou aux écailles de pierre. Il montait encore, et le palais du roi n’était plus que quelques petits paniers posés joliment sur une termitière. Il était maintenant presque arrivé, et au loin il vit de gigantesques piliers qui brillaient des couleurs de la lune et du soleil. Les piliers de la Terre. Il arriva alors au royaume des Araignées.

Le roi et la reine des Araignées trônaient sur des éclats de ciel incrustés d’étoiles. Mi’nsi leur expliqua son problème, mais le roi soupira et répondit : « Je n’ai pas le pouvoir de t’ouvrir le passage d’En-Haut, et encore moins de forcer le génie de la pluie à reprendre son tambour. Mais je peux au moins t’aider à te faire entendre de la Foudre. »

Il ordonna alors à tous ses harpistes de se rassembler. Posé sur des fils de soie, le chœur des araignées se mit à jouer, et leur musique porta la voix de Mi’nsi vers les cieux :

« Je suis Routéga-Mi’nsi, celui qui cherche le jour de la pluie. Je suis l’I’ntoré du roi du Rwanda, qui veille sur le feu de Guiha’nga ! Je me nomme aussi fils de Nkouba, comme tous les descendants de Kigwa. Père Tonnerre, n’oublie pas tes enfants du Rwanda. Sans ton secours, aucun de nous ne survivra. Au nom du roi de mon pays, ouvre-moi ta porte, je t’en supplie ! »

La musique emporta ces mots jusqu’à Papa Nkouba, qui sentit son cœur danser en les entendant. Il ordonna à ses tambourineurs de jouer aussi fort qu’ils le pouvaient, et le Rocher Bleu se fendit pour laisser passer Mi’nsi. Le maître de la foudre accueillit son fils chaleureusement, mais il avait les traits creusés par le tracas. Il lui dit qu’il savait bien ce qui l’amenait, mais qu’il n’avait aucun pouvoir sur la chose. Kibogo avait caché son tambour dans sa hutte, et la faisait garder jour et nuit par ses serviteurs. Personne ne pouvait s’en approcher. Mais devant la détermination du jeune guerrier, Nkouba entrevit un espoir.

« La force comme les supplications n’auront aucun impact sur Kibogo, car son cœur est aussi dur que fier, mais par la ruse tu pourrais avoir une chance. Laisse ton costume d’I’ntoré dans ce vase, ton arc et ta lance également, et enfile ce vieux pagne de ficus. »

Pour compléter le déguisement, Mi’nsi reçut un antique bâton de marche, et s’en fut vers le rougo de Kibogo. Il lui fallut à nouveau quatre jours de marche pour l’atteindre, mais les flèches de feu des archers de Nkouba le guidaient, et les deux pouvaient compter sur le génie du vent pour porter leurs messages. Lorsqu’enfin il arriva à destination, le jeune homme s’agenouilla devant le maître des lieux :

« Oh grand Kobogo, génie de la pluie et de la terre, je suis venu t’offrir mes services. Tu ne trouveras nulle part travailleur plus efficace que moi.

– Mes serviteurs ne me trouvent jamais ingrat, mais qu’est-ce que je pourrais faire de toi, avec ces bras maigres, je me le demande…

– Génie de la pluie, si tu le veux prends-moi à ton service pendant quatre jours. Si tu es satisfait du travail, je fixerai moi-même le prix, mais si je te déçois je serai à ta merci. »

Une lueur mauvaise brilla dans les yeux du génie, et il accepta.

« La journée est déjà bien entamée, alors aujourd’hui je te donnerai une tâche simple. Tu vois la forêt là-bas ? J’ai besoin de bois, va en abattre tous les arbres. »

Et il demanda qu’on donne une hache à son nouveau serviteur avant de retourner à l’intérieur.

En chemin vers la forêt, Mi’nsi se mit à chanter, et le vent porta ses mots jusqu’à Nkouba :

« Je dois abattre d’ici demain tout une forêt d’arbres géants ; leur bois est dur comme un rocher, au premier coup ma hache sera brisée. »

Le vent revint presque aussitôt et lui chuchota : « Frappe doucement. »  Aussi doucement qu’il put, il porta alors un coup de hache à la base du premier arbre. Au même moment le tonnerre gronda, et l’arbre tomba en un tas de buches bien rangée. En quelques heures, Mi’nsi eut ainsi abattu toute la forêt, et retourna vers la hutte du génie. Ce dernier n’en crut pas un mot quand le jeune I’ntore lui annonça qu’il avait rempli sa tâche, mais un de ses serviteurs arriva en criant : « Maître, maître ! La forêt tout entière a disparu, et à sa place se trouve un tas de bûches plus haut que le Rocher Bleu ! »

Kibogo dût admettre que le jeune homme avait rempli sa tâche, mais son sourire revint rapidement.

« Bien, bien, tu as abattu les arbres, mais c’est ici que j’ai besoin du bois. Demain je pars en voyage, je veux qu’au soir tout soit empilé à côté de mon rougo. »

Mi’nsi était épuisé de sa longue marche et des efforts de la journée, et s’endormit immédiatement. Mais le lendemain il se leva avec le soleil et partit en chantant vers les bûches.

« Je dois aujourd’hui déplacer tant de bois que tous les hommes du Rwanda n’y suffiraient pas. » Et à nouveau, le vent porta son message. Mais cette fois Nkouba envoya ses propres serviteurs. Un fleuve de serpents s’écoula de tous les rochers des environs. Chacun alla attraper une bûche et l’entraîna vers la hutte, jusqu’à ce qu’il ne reste pas une branche sur la colline. Leur ouvrage terminé, les serpents repartirent, mais l’un d’eux alla se cacher dans le toit de chaume du rougo. Quand Kibogo revint, il traversa une gigantesque allée de bûches pour rentrer chez lui, le seul espace libre qu’avaient laissé les serpents à une centaine de mètres à la ronde. Mi’nsi attendait assis près de la porte.

« J’ai terminé en une journée la tâche que tu m’avais donnée. Pour demain, que comptes-tu me demander ?

-Hé bien, fit le génie contrarié, puisque tu as dégagé toute la colline, maintenant tu pourras la labourer ! Et je veux que cette terre soit assez fine pour y planter de l’éleusine. »

Le lendemain, Mi’nsi mena le même manège, et cette fois Papa Nkouba, en entendant le chant de son fils, envoya une armée de taupes qui en quelques heures à peine retournèrent chaque centimètre de la colline, puis s’en allèrent sous terre, sauf une qui alla creuser son trou sous la hutte du génie. Celui-là fut stupéfait quand ses serviteurs lui annoncèrent qu’ils n’avaient jamais vu de terre si finement labourée, mais il était confiant. L’éleusine était particulièrement difficile à trier, et il fit porter une centaine de vans chargés de grain sur la colline.

Quand Mi’nsi s’éveilla, il chanta qu’il avait plus de grains à trier que tous les greniers du Rwanda réunis ne pouvaient en contenir. Alors des colonies de fourmis noircirent la terre. Chacune attrapa une bonne graine et alla la planter. A la fin de la journée il ne restait que le mauvais grain dans les vans, et une dernière fois l’I’ntore du roi alla voir le génie de la pluie.

« Ce que j’ai fait en quatre jours, tous tes serviteurs ne l’auraient pas accompli en une année ! Je vais me reposer, et demain je viendrai pour le salaire de mes services. »

Kibogo était furieux, mais avec un sourire mauvais il acquiesça.

« Il ne sera pas dit que je suis un mauvais maître jeune homme, et dès ce soir reçoit déjà comme première récompense le rougo de la colline chauve. »

Mi’nsi s’en alla, et s’endormit dans la hutte offerte par le génie. Evidemment, ce dernier n’avait pas la moindre intention de le payer, et convoqua en secret quelques-uns de ses serviteurs. Mais le serpent entendit tout, et discrètement, il alla prévenir la taupe avant de se diriger vers la colline chauve. Il réveilla son occupant et chuchota : « Tais-toi. Les serviteurs de Kibogo sont en route. Ils vont bloquer la porte du rougo et y mettre le feu, mais ne t’inquiète pas : quand ils arriveront pour leur besogne, la taupe aura terminé le sien. »

Et en effet, quand le feu se déclara Mi’nsi était à l’abri dans une grotte proche. Au matin, il se lava, enfila sa tenue d’I’ntore, se para de ses armes et descendit vers la hutte en chantonnant. Un troupeau de superbes vaches le rejoignit, et lorsqu’il se présenta au génie stupéfait il lança « Oh grand Kibogo, pendant quatre jours je t’ai servi, et me voilà pour demander ma récompense. C’est la main de ta fille que je veux, et je t’apporte pour elle une belle dot. » Il fit un signe en direction du troupeau.

Kibogo entre temps avait retrouvé ses esprits, et lui demanda de revenir au soir pour que sa fille ait le temps de s’apprêter. Mais dès qu’il fut seul avec ses serviteurs, il distribua ses ordres. Enfin, seul… Une petite fourmi s’était elle aussi cachée dans la hutte, et vint tout répéter à Mi’nsi qui fit ses propres préparatifs. Quand il revint chez le génie, tous les serviteurs de ce dernier étaient présents, ainsi qu’une centaine de jeunes filles. Kibogo s’exclama alors : « Devant vous tous réunis, ce jeune guerrier va couronner ma fille ! »

Routéga Mi’nsi aurait pu avoir du mal à trouver sa fiancée parmi tant de ravissants visages, mais un nuage de mouches arriva alors, et chacune alla voler autour des jambes d’une des jeunes filles, la piquant avec insistance. Aucune n’osait se gratter devant tout ce monde, mais elles sautillaient toutes pour faire partir les insectes et poussaient de petits cris à chaque morsure, qu’on aurait pu prendre pour des acclamations. Mi’nsi se dirigea sans hésiter vers la seule qui ne dansait pas, et la couronna avec un sourire.

« C’est un grand honneur que tu me fais, génie de la pluie, d’avoir confié une telle assemblée pour me donner ta fille ! »

Et ils partirent ensemble vers le rougo de la colline chauve, qu’on avait reconstruit pendant les célébrations. Malgré les circonstances, Mi’nsi et la fille de Kibogo étaient heureux ensemble, et l’amour naquit rapidement entre eux. Mais un matin le guerrier annonça à sa femme : « Dans trois jours, je devrai te quitter pour rentrer chez moi.

– Emmène-moi avec toi !

– Tu ne te plairais pas dans mon pays. Les sources ne pleurent que de la boue, tu mourrais de soif dans mon pays sans pluie. »

Le jour suivant il annonça « Dans deux jours je te quitterai pour rentrer dans mon pays.

– Emmène-moi avec toi !

– Tu ne te plairais pas dans mon pays. Le lait ne coule plus dans les pots, et les tiges desséchées ne portent pas de grain. Tu mourrais de faim dans mon pays sans pluie. »

Et de même le jour d’après : « Tu ne te plairais pas dans mon pays. Même les larmes sèchent sur les joues des mères qui voient mourir leurs enfants. Tu mourrais de chagrin dans mon pays sans pluie. »

Finalement le jour arriva. « Je te quitte ma bien aimée, je dois retourner dans mon pays.

– Emmène-moi avec toi ! Regarde ce petit tambour, je l’ai volé à mon père. Ton pays va retrouver la pluie. »

Et ensemble ils se mirent en route. Nkouba fit sonner ses tambours et le Rocher Bleu se fendit pour les laisser passer. Les araignées leur avaient préparé un palanquin de soie, et de retour chez lui, l’I’ntoré Routéga Mi’nsi sonna le tambour du génie de la pluie. Papa Nkouba rugit en rythme, et la pluie vint enfin abreuver la terre du Grand Pays Rwanda.