Tous les contes européens

La mythologie grecque parle souvent de grands héros, presque tous fils de roi, ou rois eux-mêmes. Mais le mythe que je vais vous raconter ce soir parle d’une simple femme. Elle n’était pas connue pour sa naissance, pas plus que pour sa beauté. Elle n’avait pas été abandonnée par quelque grand roi ou offerte par un dieu ou une déesse. Elle n’avait ni arme, ni magie. Elle n’avait qu’un don, qu’elle avait acquis par ses propres efforts, et malgré qu’elle soit née dans une ferme, ce don l’avait fait connaître dans toute la Grèce.

Cette jeune femme s’appelait Arachné, et elle avait un talent inégalé pour le tissage. La laine qu’elle filait était légère et douce comme de la soie, et les tissus qu’elle en tirait auraient pu paraître vaporeux par leur délicatesse, si leurs couleurs n’avaient pas brillé avec un tel éclat et leurs lignes n’étaient si magistralement guidées. On disait que celui qui avait vu une de ses tapisseries pouvait perdre la vue, car il ne verrait plus rien de si beau. Mais outre la qualité de ses étoffes, elle montrait une telle grâce dans chacun de ses mouvements que la voir à l’ouvrage était un spectacle aussi ravissant que le résultat lui-même. Les nymphes du mont Timolus délaissaient souvent leurs vignes pour venir l’observer, de même que celles du Pactole abandonnaient leurs roseaux.

Son adresse était si grande qu’un jour, l’une d’elles lui demanda si elle avait été l’apprentie d’Athéna. Cette dernière n’était en effet pas seulement la déesse de la guerre, mais aussi la patronne des artisans, et de ce fait excellait dans l’art du tissage. Cette question offensa Arachné plus que les nymphes n’auraient pu l’imaginer. Se levant d’un bond elle lança : « Mon talent, je ne le dois qu’à mon travail ! Et Athéna elle-même ne saurait rivaliser avec moi. Si elle pense pouvoir le faire, qu’elle vienne, et nous saurons qui pourrait enseigner à qui. »

Si Athéna est souvent réputée être liée à la sagesse, elle n’en est pas douce pour autant. S’il ne fallait citer qu’un exemple, c’est elle qui transforma Méduse en monstre à la chevelure de serpents. Pourquoi ? Parce que la jeune femme avait été violée par Poséidon dans son temple, à elle, la déesse vierge. Quand ce modèle de miséricorde apprit des nymphes ce qu’avait dit la mortelle, elle en fut, disons, vexée. Mais elle décida de lui laisser une chance de se rattraper.

Elle descendit sur terre sous les traits d’une vieille femme, de longs cheveux blancs tombant sur ses bras maigres qui s’agrippaient à un bâton pour soutenir son poids. Elle se présenta chez Arachné en lui disant qu’elle était venue de loin pour admirer l’adresse qu’on vantait tant dans toute la Grèce. La jeune femme, flattée, l’invita alors à entrer. Athéna, sous son déguisement, l’observa travailler, et fut furieuse de constater qu’elle avait en effet élevé le tissage plus haut que n’importe quel art mortel. Mais de là à se comparer à elle…

« Vous avez un don fabuleux jeune fille, lança-t-elle, mais j’ai entendu dire, en m’enquérant à votre propos, que vous pensiez pouvoir vous comparer aux dieux eux-mêmes ?

– Vous avez bien entendu, et je le redis. Pourquoi une mortelle ne pourrait-elle pas exceller dans un domaine ?

– J’ai moi-même manié le métier à tisser dans ma jeunesse. L’âge m’a pris ma dextérité, mais il m’a apporté la sagesse qu’il te manque. Tu ne devrais pas te montrer si arrogante. Si tu te mettais à genoux pour implorer le pardon des dieux, je suis certaine qu’ils te pardonneraient cette arrogance, et te laisseraient te vanter d’être la meilleure parmi les mortels. »

Arachné rougit de colère à ces mots.

« Si vous avez une fille quelque-part, allez donc lui prodiguer vos conseils. Pour ma part, je ne pense pas devoir écouter les déblatérations d’une vieillarde qui reconnaît elle-même n’avoir pour qualité que d’avoir vécu trop longtemps ! Si Athéna veut que je m’excuse, elle peut venir me défier. Si elle se montre meilleure que moi je cèderai volontiers.

–  Elle est venue ! s’écria la déesse. »

Et dans un flash de lumière, Athéna se révéla sous sa vraie forme.  Furieuse, la déesse avait oublié son éphémère idée de pardon et accepta le défi lancé par la mortelle. Toutes les nymphes vinrent assister au spectacle des deux artisanes disposant leur métier, et quand elles se mirent à tisser le temps sembla s’arrêter. Nulle ne semblait plus experte que l’autre, et quand un rayon de soleil pénétrait la pièce, un arc-en-ciel jaillissait des fils d’or et de la pourpre tyréenne qui s’unissaient dans les tapisseries, faisant rayonner le marbre de leurs bras nus qui s’activaient à une incroyable vitesse. Leurs visages portaient une expression de profonde concentration, mais chacun de leur mouvement avait autant de naturel que la chouette qui bat des ailes.

La déesse vierge avait à cœur de remettre la mortelle à sa place. Pour lui rappeler à qui elle avait affaire, elle se représenta en armes sur l’aéropage, le jour où Athènes l’avait choisie pour déesse protectrice. En effet, à l’époque où l’Attique n’avait pas encore connu la présence de l’homme, naquit Cécrops, fils de Gaya. Le bas de son corps était celui d’un serpent, mais il vivait parmi les hommes sans persécution. C’est lui qui fonda la ville d’Athènes, qui alors ne s’appelait pas encore ainsi. Il réunit des hommes et des femmes qui en seraient les habitants, et leur offrit l’éducation qui leur manquait. Agriculture, art, écriture, le cursus était complet, et puisqu’il les avait si bien éduqués, il décida de leur donner à tous le droit de choisir leur destin. C’est ainsi que la démocratie vit le jour à Athènes.

Tout se passait bien, la ville fleurissait et rapidement elle rayonna sur tout l’Attique, dont elle devint la capitale. Mais cette région, qui peu de temps auparavant était inhabitée, n’avait ni temple, ni divinité protectrice. Cela ne semblait pas poser de problème à ses habitants, mais les dieux ne pouvaient tolérer une telle situation. Ils se rassemblèrent tous sur la colline de Cécrops, au centre de la ville, et deux d’entre eux s’avancèrent pour prendre la responsabilité de la région : Poséidon, et Athéna. Pendant longtemps le conseil des dieux délibéra, chacun faisant valoir de nombreux arguments sans réussir à faire pencher la balance en sa faveur. Quand il fut clair que la chose n’irait pas plus loin ainsi, Zeus décida, puisqu’il s’agissait de choisir la divinité gardienne de l’Attique, qu’il laisserait le choix au fondateur de sa capitale. Cécrops de son côté, puisqu’il avait donné le droit de vote à ses citoyens, voulu les laisser se prononcer par eux-mêmes. Il convoqua tous les Athéniens, et toutes les Athéniennes, et demanda aux deux prétendants de montrer ce qu’ils avaient à offrir à ceux qui leur rendraient hommage.

Poséidon s’avança le premier. De son trident, il frappa le sol, et un superbe étalon en sortit. Fougueux, l’animal s’ébroua et partit d’un furieux galop autour de la colline. Les hommes furent fascinés par cette créature qu’ils n’avaient jamais vue, et déjà certains appelaient le dieu de l’océan de leurs voix. Alors, sûr de lui, il laissa la place à sa nièce, qui s’avança à son tour. Dans une main elle tenait son grand bouclier rond, dans l’autre sa longue lance, qu’elle frappa au sol. Aussitôt, un immense olivier aux feuilles d’argent en jaillit, chargé de fruits.

Le peuple d’Athènes délibéra à grand bruit, les hommes avançant que cette créature les rendrait inarrêtables à la guerre, les femmes répondant qu’à la puissance militaire, elles préféraient l’arbre qui pourrait assurer leur subsistance. Après quelques heures, Cécrops appela son peuple à voter. Unanimement, les hommes votèrent pour Poséidon, mais de même les femmes votèrent pour Athéna ; ces dernières étaient plus nombreuses d’une voix, et la déesse fut nommée protectrice de l’Attique par Zeus. Poséidon, de rage, frappa à nouveau son trident au sol, et une gigantesque source d’eau de mer jaillit de la colline, menaçant d’inonder la ville et de rendre incultivables les terres alentours. Pour l’apaiser, les Athéniens durent lui promettre que plus jamais une femme n’aurait droit à prendre part aux votes, et que leurs enfants ne porteraient plus leur nom.

C’est cette scène qu’Athéna représenta au centre de sa tapisserie, six dieux entourant de chaque côté un Zeus couronné de lumière, plus glorieux qu’aucun roi terrestre. Une déesse de la victoire descendait vers elle, et l’olivier qu’elle avait fait jaillir occupait la place centrale. Mais elle voulait aussi rappeler à l’impudente ce qui était arrivé aux mortels qui avaient défié les dieux.

Dans un coin, elle représenta Rhodope et Hémos, les royaux amants de Thrace. Hémos était le fils de Borée, le vent du nord, et hormis ses ailes, il avait hérité du physique de son père. Surtout de sa grande beauté. Avec sa femme, Rhodope, fille du fleuve Strymon, ils formaient le couple le plus admiré de toute la région des Balkans, encore une région de plaines à l’époque. A vrai dire, ils avaient sans doute un peu trop pris goût aux hommages qu’on leur rendait, car ils finirent par former un véritable culte autour de leur personne. Ils se firent vénérer comme un couple divin, au même titre que Zeus et Héra, ce que la déesse apprécia assez peu. Pour les punir elle les changea tous deux en montagnes, figés l’un face à l’autre pour l’éternité sans pouvoir se rejoindre, et figés ainsi ils apparaissaient sur la tapisserie.

Dans le coin opposé elle fit se déployer les ailes d’une grue en vol poursuivie par les lances d’un peuple de petits hommes. Gérana, la reine des Pygmées, était révérée comme plus qu’une reine par son peuple, mais elle-même négligeait de rendre un culte aux dieux. Héra, à nouveau elle, la couvrit de plumes et allongea ses lèvres en un bec effilé. Elle ne lui laissa comme souvenir de sa beauté que les longues jambes qu’elle partageait avec l’oiseau. Et comme la punition ne satisfaisait pas tout à fait la déesse, elle fit germer dans le peuple de la reine une haine profonde de l’oiseau, si bien que Gérana fut condamnée à combattre son propre peuple et braver flèches et sagaies chaque fois qu’elle voulait voir son fils, qu’elle n’arrivait jamais à atteindre.

En-dessous de la grue en vol, une cigogne regardait tristement une immense cité, perchée sur ses hautes murailles. Continuant sur sa lancée, c’est cette fois Antigone de Troie qu’Héra avait changée en oiseau, car la jeune fille avait eu l’orgueil de comparer sa superbe chevelure à celle de la déesse.

Mais un des pires sorts réservés à des mortels par Héra occupait le dernier coin. Un arbre à visage humain pleurait sur des marches de marbre montant vers un grand temple blanc. Cette histoire-là est celle des filles de Cinyras, roi de Chypre. Comme d’autres, les quatre jeunes filles étaient bénies d’une beauté formidable, mais affublées d’une arrogance à sa mesure. Un jour qu’elles se disputaient pour savoir laquelle était la plus belle, elles passèrent devant le temple d’Héra, un imposant bâtiment de marbre blanc dont l’entrée était ornée d’un buste de la déesse. La plus âgée, Myrrha, déclara que quelle que soit la plus belle d’entre elles, elles étaient toutes plus belles que la reine des dieux, ce à quoi les trois autres acquiescèrent. Ça ne tomba bien entendu pas dans l’oreille d’un sourd, et Héra changea les trois cadettes en marches de marbre au pied de son temple, pour qu’elles soient pour toujours piétinées par ceux qui viendrait l’adorer.

Myrrha fut horrifiée par le sort de ses sœurs, et s’encourut vers le palais de son père. Elle pensait avoir ainsi échappé à la vindicte divine ; comme elle se trompait… Cinyras, qui aimait tendrement ses filles, fut anéanti en apprenant ce qui leur était arrivé, mais il se le reprocha : il les avait laissées trop longtemps sans mari, et le nombre de courtisans qui se pressaient à leurs pieds leur avait tourné la tête. Il décida de ne pas persévérer dans son erreur, et commença à chercher un bon parti pour son aînée, le seul enfant qui lui restait désormais.

Pendant plusieurs mois il chercha le mari parfait pour sa fille, espérant la rendre heureuse par un bon mariage. En effet, depuis la disparition de ses sœurs, elle n’était pas sortie de sa chambre et n’acceptait de voir personne, hormis la vieille bonne qui avait été sa nourrice. Cependant, quand enfin il pensa avoir trouvé le gendre idéal, il convoqua sa fille pour lui annoncer la nouvelle, et n’accepta pas de refus. Finalement, deux gardes amenèrent Myrrha dans la salle du trône, la portant à moitié tant elle était amorphe. Mais quand elle leva les yeux vers son père, son visage s’éclaira un instant, avant de virer à un rouge soutenu qui lui fit baisser le regard. Elle ne le releva plus tant que son père parla, mais ce dernier prit cette première réaction comme un bon signe. Sa fille était visiblement ravie de la perspective d’un mariage, mais n’osait pas montrer sa joie par respect pour le deuil de ses sœurs, qu’elle portait encore. Lui aussi se trompait bien…

Quand les gardes ramenèrent la princesse à sa chambre, elle pleurait à chaudes larmes, mais pas pour ses sœurs. Elle pleurait de devoir épouser un étranger, car elle aimait déjà un autre homme, avec une telle passion qu’elle était certaine de ne plus jamais aimer ainsi. Cette certitude, elle l’avait eue au moment où ses yeux s’étaient posés sur son père quelques minutes plus tôt. Elle comprit alors que la déesse ne l’avait pas épargnée. Au contraire, elle l’avait condamnée à un sort pire que celui de ses sœurs, à l’humiliation ultime : elle l’avait rendue amoureuse de son propre père. A nouveau, elle refusa de sortir de sa chambre, et devenait hystérique si on essayait de l’y forcer. Elle ne savait plus quoi faire, cet amour grandissait en elle comme un gouffre obscur, prêt à l’avaler.

Les jours passaient, et tout le monde au palais s’inquiétait pour la princesse, mais personne autant que sa nourrice, qui seule voyait que sa maîtresse avait décidé de se laisser mourir. Chaque jour la vieille femme tentait de chasser ce projet de son esprit : parfois elle se montrait caressante, lui rappelant avec des mots doux tous les bons souvenirs qui avaient fait sa vie, et tous ceux qui s’ajouteraient au fil des années. Parfois elle tentait d’être autoritaire, et lui disait que c’était une honte pour une princesse de se conduire ainsi, qu’elle avait la chance d’avoir été épargnée par le courroux d’Héra et qu’elle devrait vivre, sinon pour elle, au moins pour ses sœurs qui n’en avaient plus l’occasion. En effet, dans son esprit Myrrha se désolait du sort de ses sœurs et désirait les rejoindre. Un jour, n’y tenant plus, la jeune fille confessa la source de ses tourments.

La nourrice resta sans voix, et pendant tout le reste de la journée elle n’osa plus lever les yeux sur sa protégée. Mais pendant la nuit sans sommeil qu’elle traversa ce soir-là, elle put réfléchir à la situation. Peu lui importait les crimes de la jeune fille, elle l’aimait comme son enfant, et si l’amour la faisait mourir, peut-être que l’amour pouvait la ramener vers la vie. Cinyras, pour tout bon roi qu’il était, avait une passion pour les choses de l’amour qu’une seule femme ne pouvait satisfaire, et régulièrement son chambellan faisait venir des jeunes filles dans sa couche. La bonne commença à former un plan pour échanger la prochaine avec sa maîtresse. Le lendemain, quand elle alla réveiller la princesse, tout était en place. Myrrha fut horrifiée par la proposition, mais la passion qu’Héra avait mis dans son cœur était si forte, et le discours de sa nourrice si pressant, qu’elle se laissa convaincre.

Quand vint la nuit, la nourrice conduisit Myrrha, cachée sous une capuche, par les discrets escaliers qui débouchaient directement dans la chambre du roi, et la laissa là. La jeune fille tremblait de terreur à l’idée d’être découverte, mais la nuit était sa complice et lorsque Cinyras arriva pour se mettre au lit, il ne remarqua rien. Seul le jour, lui révéla son crime, et celui de sa fille. Le choc et la honte faillirent le tuer sur le coup, et il pensa un instant à exécuter sa fille sur le champ, mais il ne put se résoudre à lui faire du mal. Myrrha fut bannie, sans espoir de pouvoir un jour poser à nouveau ses yeux sur les murs de la cité.

Des semaines, des mois durant, elle erra sur les chemins, sa honte et son chagrin comme seuls compagnons. Chacun de ses souffles, elle les utilisait pour implorer les dieux de la délivrer de ses souffrances, et finalement l’un d’eux l’entendit. Myrrha sentit ses jambes devenir lourdes, et tout son corps s’engourdir. Ses jambes se joignirent et ses pieds s’enfoncèrent dans le sol, pendant que ses bras s’élevaient pour chercher la lumière du soleil et que ses doigts s’allongeaient et se multipliaient. Sa peau se durcit et brunit, comme brulée par le soleil. Finalement, sa transformation s’acheva, elle était devenue un arbre. Enfin elle put se reposer, mais sa tristesse avait été si grande que ses larmes continuèrent à couler, et devinrent de la myrrhe.

C’était cette triste histoire qui occupait le dernier coin de la tapisserie. Satisfaite, Athéna broda tout le contour de feuille d’olivier, rappelant une dernière fois ce qu’elle avait apporté aux hommes, et ce qu’ils devaient craindre en se pensant les égaux des dieux. Elle laissa alors son métier à tisser et se leva. Arachné, de son côté, avait également terminé son ouvrage. Mais quand la déesse posa les yeux sur la tapisserie de la mortelle, elle sentit monter une telle rage en elle qu’elle aurait été prête à l’envoyer sur le champ aux enfers pour être dévorée par Cerbère. Athéna avait représenté la grandeur des dieux, mais Arachné avait choisi de montrer leurs crimes…

Le claquement des métiers à tisser s’était tu. Les deux artisanes avaient terminé leur œuvre et s’en estimaient satisfaites. Athéna avait montré la grandeur des dieux : au centre de sa tapisserie elle se tenait triomphante sur l’aréopage, tout en armes et adulée par les Athéniennes. Au-dessus d’elle les dieux se déployaient en un arc solaire étincelant, et repoussés dans les coins, sous forme d’arbre, d’oiseaux ou de montagnes solitaires, se tenaient humblement les mortels punis pour leur arrogance.

Mais ce n’était pas sa tapisserie que la déesse regardait… Muette de rage, ses yeux ne pouvaient quitter celle d’Arachné. Si la première était ordonnée avec précision, guidée par un récit dominant les autres, la seconde était bien plus éparpillée, sans pour autant manquer de grâce. La mortelle avait tenu à représenter les crimes des dieux contre les humains, et ces derniers étaient nombreux… Le centre était dévolu à Zeus : observant le monde d’en bas depuis l’Olympe, il jetait à loisir son dévolu sur les jeunes filles qui retenaient son regard. Métamorphosé en taureau pour ne pas attirer l’attention de sa femme, Héra, il enlevait la jeune Europe en pleurs vers l’île où il l’abandonnerait une fois son désir satisfait. Changé en cygne il abusait de Léda, et sous la forme d’un aigle il poursuivait Astéria. On pouvait voir la jeune fille désespérée, transformée en caille pour lui échapper, abandonner en voyant les serres prêtes à se refermer sur elle et se noyer dans la mer. Mais même là elle n’était pas à l’abri, et pour ne pas subir les assauts de Poséidon cette fois elle se figea, et devint l’île déserte de Delos.

On voyait aussi Antiope, pleurant à genoux alors qu’un satyre se saisissait d’elle. C’était à nouveau Zeus qui avait pris une forme plus discrète. Honteuse, incapable d’avouer ce qui lui était arrivé à son père, la jeune fille s’exila, et ce dernier en mourut de chagrin. Elle trouva, pendant une saison, refuge chez Epopée, le roi de Sicyone. Avec la mort des feuilles cependant son oncle la retrouva et la ramena de force à Thèbes, où Antiope endura des années de maltraitance de la part de sa tante. Sur le chemin du retour elle avait donné naissance à des jumeaux, mais son ravisseur l’avait forcée à les abandonner dans la nature. Près d’elle Alcmène, la mère d’Heraklès, voyait son bucher s’enflammer car on l’accusait d’avoir trompé son mari ; elle jurait le contraire en implorant la pitié. Pourtant, pendant trois nuits c’était bien avec le maître de l’Olympe qu’elle avait partagé sa couche, mais comment le saurait-elle, puisque c’était de son mari que Zeus avait emprunté les traits ?

Plusieurs autres frasques du dieu s’étalaient sur la tapisserie, mais l’une d’elle occupait un peu plus de place, et rejoignait une autre partie de la tapisserie : une grande tour baignée d’or, renfermant une jeune femme seule avec un bébé. Cette histoire-là était celle de Danaé… Un jour, son père Acrisios avait consulté l’oracle, qui lui avait révélé que son petit-fils le tuerait. Il n’en fallut pas plus pour que le roi, terrifié, décide que sa fille ne se marierait jamais. C’était, somme toute, un choix aisé alors qu’elle n’était qu’une enfant. Mais les années passaient, et la beauté de la jeune fille était chantée à travers toute la Grèce. De nouveaux prétendants arrivaient chaque jour au palais et Acrisios ne savait plus qu’en faire. Il tenta d’interdire à tout homme de pénétrer dans le palais, mais cela ne servit qu’à attiser leur désir, et certains se glissaient la nuit par-dessus le mur d’enceinte pour observer le teint pur et la chevelure de soie de la fille du roi.  Finalement, il décida de faire bâtir une immense tour d’airain, et d’y enfermer son enfant. La construction n’avait pour seule ouverture qu’une petite fenêtre à son sommet. C’était par-là qu’on montait chaque jour de quoi nourrir la captive et sa servante, une vieille femme qui était sa seule compagnie. Danaé souffrait d’autant plus de cet emprisonnement qu’elle n’en connaissait pas la cause, et regrettait chaque jour plus amèrement les fautes qu’elle s’imaginait avoir commises. Pour son malheur, ses pleurs attirèrent l’attention de Zeus, et en la voyant, il en tomba immédiatement amoureux. Enfin, amoureux dans le sens où peut l’être Zeus. S’il se sentit rempli de papillons, ce n’était pas tout à fait dans son ventre. Il descendit immédiatement sur terre, mais s’aperçut vite que la tour n’avait aucune entrée à sa base, alors il prit l’apparence d’un aigle et vola jusqu’à son sommet, mais la fenêtre était trop petite pour le laisser passer. Il aurait sans doute pu prendre l’apparence d’un plus petit oiseau, mais ce n’était pas assez grandiose pour le roi des dieux. Non, ayant constaté qu’un aigle ne pourrait pas entrer dans la tour, il monta plus haut encore dans le ciel, et là se transforma en une pluie d’or qui ruissela sur la tour. La lumière se reflétant sur les paillettes dorées attira l’attention de Danaé, qui se précipita à la fenêtre. La vision était si belle qu’elle oublia sa peine un instant et se pencha pour mieux en profiter. L’or ruissela sur elle et après un temps, Zeus repartit satisfait. Piégée dans sa tour sans la moindre distraction, Danaé repensa chaque jour à la pluie fabuleuse, jusqu’au jour où, sans qu’elle ne sache que les deux étaient liées, elle reçut de la pluie autre chose pour occuper ses pensées : son ventre commença à s’arrondir. Terrifiée à l’idée que son père ne l’apprenne, elle endura sans un cri les douleurs de l’accouchement, et dans un premier temps elle fut heureuse de pouvoir s’occuper en secret de son fils, qu’elle nomma Persée. Mais quand il eut un peu grandi, le lait de sa mère ne fut plus suffisant, et les provisions prévues pour Danaé et la servante ne pouvaient nourrir trois personnes, surtout une troisième avec l’appétit du jeune Persée.

Un jour qu’Acrisios se promenait dans ses jardins, près de la tour, il entendit les pleurs d’un enfant. A moitié dément de colère, il ordonna qu’on défonce la base du bâtiment. A chaque coup de masse contre l’airain de la tour, le bruit faisait hurler l’enfant, et la rage d’Acrisios augmentait. Quand une ouverture fut percée, il se précipita dans les escaliers. Au sommet, blottie dans un coin, sa fille tenait dans ses bras le petit fils qui un jour le tuerait. Mais même la vision de sa fille apeurée ne fut pas suffisante pour calmer le roi. Il ordonna que la servante soit mise à mort, et que les deux autres soient enfermés dans un coffre et jetés à la mer. Et ainsi fut fait.

Pendant des jours le coffre dans lequel étaient serrés mère et fils dériva sur les flots. Sans rien à manger ou à boire, frigorifiés, ils attendirent que la mort vienne. Mais vint à sa place un choc violent, puis des cris. La malle s’était échouée sur une plage, et des pêcheurs avaient accouru pour voir de quoi il s’agissait. A l’intérieur ils trouvèrent Danaé et Persée, et les emmenèrent chez Polydecte, le roi de l’île. Ce dernier tomba immédiatement amoureux de la jeune fille, et quand il apprit qu’elle était la princesse d’Argos, il l’accueillit chez lui avec son fils. Le temps passa, mais si Danaé était infiniment reconnaissante envers Polydecte de les héberger, elle ne ressentait pas pour autant de l’amour pour lui, et repoussait constamment ses avances. La frustration du roi grandissait constamment, et lui vint un jour l’idée que Danaé, échouée sur ses plages, vivant dans son palais, n’avait pas exactement son mot à dire quant à qui elle voulait ou non épouser, en particulier si elle entendait s’opposer à la volonté du monarque des lieux. Il décida donc de se passer de son accord, et d’organiser le mariage. Mais durant les quelques années que Danaé avait passées au palais, son fils, Persée, était devenu un redoutable guerrier, et Polydecte se dit qu’il pourrait être bon de l’éloigner le temps du mariage. S’il se mettait en colère à l’annonce des préparatifs, on pourrait mal voir que le roi épouse la mère de celui qu’il venait de faire mettre à mort… Il convoqua donc Persée, et lui annonça son mariage prochain, mais sans préciser avec qui. Il ajouta que la tradition voulait que chaque invité apporte un cadeau au marié, et que de sa part il aimerait le plus bel étalon que l’île ait jamais vu. Il savait très bien que Persée ne possédait pas de cheval, et devant l’air embarrassé du jeune homme, il ajouta : « Enfin, si tu n’en as pas, j’accepterais aussi la tête de Méduse. »

Comme il l’avait espéré, le garçon se dressa face à l’humiliation, et lança qu’il rapporterait la seconde. Sur ces mots, il quitta le palais. Mais dès qu’il fut seul en mer, il commença à se lamenter. Comment allait-il ramener la tête de la Méduse ? Cette Gorgone à la chevelure de serpent pouvait pétrifier n’importe qui d’un seul regard… Et il ne savait même pas où la trouver. !

Hermès, qui passait par-là, entendit les pleurs de Persée, et lui apporta son aide. Faisant se lever un fort vent qui gonfla les voiles du bateau, il l’emmena sur l’île où vivaient les Grées, les sœurs ainées des Gorgones. Au nombre de trois, elles étaient nées vieilles et ridées, avec un seul œil et une seule dent, qu’elles se passaient à tour de rôle. Hermès expliqua à Persée qu’à chaque fois qu’elles s’échangeaient l’œil, les trois étaient aveugles, et que c’était ce moment qu’il fallait attendre pour s’en emparer.

Suivant ce conseil, Persée s’approcha discrètement. Les trois vieilles étaient à quelques mètres seulement. L’une d’elle mâchait péniblement un morceau de viande avec sa seule dent, pendant qu’une autre observait les alentours de son unique œil. La dernière se reposait tranquillement. Quand la première eut terminé de manger, elles se levèrent toutes les trois pour l’échange. A cet instant, Persée s’élança et s’empara de l’œil. Les trois sœurs hurlèrent de colère.

« Qui es-tu, et comment oses-tu nous dérober notre bien le plus cher ? siffla l’une d’elle.

– Je me nomme Persée, et cet œil je vais vous le rendre, n’ayez pas d’inquiétude. Mais avant, vous allez me dire où trouver votre sœur, Méduse. »

Les Grées, contraintes, lui expliquèrent comment atteindre l’île où elle se trouvait.

« Rends-nous ce que tu nous as pris maintenant.

– Bien sûr, bien sûr. Cependant, je sais que d’un seul regard elle peut pétrifier n’importe qui. Comment m’en prémunir ? »

A nouveau, les Grées cédèrent, et lui offrirent le casque d’Hadès, qui permettait de se rendre invisible. Il lança alors l’œil au loin, et profita de la confusion pour s’enfuir. De retour à son embarcation, il trouva Hermès qui le félicita, et lui remit des sandales ailées permettant de courir sur l’air.

Grâce à ce cadeau il vola rapidement jusqu’à l’île où vivait Méduse, et atterrit prudemment. Ayant enfilé le casque, il s’avança entre les rochers, jusqu’à trouver la Gorgone endormie. Autour d’elle gisaient les innombrables fragments de pierre qui seuls tenaient le compte de tous les héros qui étaient venus sur l’île pour tuer le monstre. Le plus silencieusement possible, il s’approcha. Les serpents s’agitaient doucement sur la tête de celle qui avait été une belle jeune femme, mais même eux ne virent rien arriver. D’un seul coup, Persée trancha la tête de Méduse, et l’enferma dans une sacoche que lui avait également remise Hermès.

Quand il rentra à Sériphos et comprit comment le roi s’était joué de lui il fonça au palais et exigea que Polydecte relâche sa mère, mais le roi appela ses gardes et Persée fut rapidement encerclé. Il sortit alors la tête de Méduse de la sacoche et pétrifia le roi et ses soldats, avant de partir avec sa mère et de laisser l’île derrière lui. Toutsdeux rentrèrent en Argos, et plus tard la prophétie se réalisa. Alors que Persée participait à des jeux auxquels assistait Acrisios, il lança un disque avec plus de force qu’aucun concurrent. Mais un vent se leva alors, et dévia le disque vers le public, où il percuta violemment la tête du roi, qui mourut sur le coup.

Arachné avait représenté cette histoire un peu excentrée, car Méduse apparaissait aussi à un autre endroit de sa tapisserie, celui-ci réservé à Poséidon. Sous la forme d’un oiseau, il abusait de la jeune femme dans le temple d’Athéna, et pour la punir la déesse la changea en monstre à la chevelure de serpent. Mais c’était loin d’être la seule frasque de Poséidon, qui était tout à fait digne de son frère. Changé en taureau, en bélier, en fleuve ou en dauphin, il trompait chaque fois une jeune fille différente. Et sous les fils de la tapisserie défilaient également les crimes des autres dieux. Apollon et Chronos empruntaient ailes, fourrure ou sabots et causaient autant de malheur que les autres. Finalement, Arachné avait tissé sur tout le contour des feuilles de vignes, d’où pendait une grappe de raisin qu’Erigone, pour sa perte, cueillait innocemment.

Pour sa perte, car il y a longtemps les hommes ne connaissaient pas encore le vin. Un jour, Dionysos décida qu’il était temps que les mortels découvrent les douceurs de son fruit, et il descendit chez eux en grande pompe. Le son aigu des flûtes retentissait à des centaines de mètres à la ronde, et annonçait l’arrivée du cortège du dieu. Avec lui venaient satyres et nymphes par dizaines, qui toutes et tous dansaient et chantaient joyeusement. La troupe traversa la Grèce plusieurs jours durant, et la rumeur de sa venue se répandait comme une traînée de poudre. Paysans, artisans et riches marchands se déplaçaient de loin pour venir l’apercevoir, tant et si bien que le roi Icare finit par en entendre parler. Ce roi, qui n’avait aucun lien avec l’Icare fils de Dédale, qui vola trop près du soleil, voulu absolument voir ce défilé prodigieux, et envoya un de ses messagers, chargé de cadeaux, inviter le dieu à venir profiter de son hospitalité. Dionysos accepta avec joie, et quelques jours plus tard il arrivait dans le royaume d’Icare avec son cortège.

Le roi attendait à l’entrée de son domaine en compagnie de sa fille, et fit tous les honneurs possibles au dieu qui, s’il en fut flatté, n’y prêta que l’attention qu’il avait encore à donner, fasciné qu’il était par la beauté d’Erigone. Pendant des jours ce ne furent que fêtes et banquets. Dionysos fournissait du vin et de la musique à foison, et Icare ne déméritait pas en matière de nourriture. Seule la fille de ce dernier se tenait à l’écart de la boisson, car elle voyait comment elle affectait ceux qui la buvait, et préférait garder les idées claires. En effet, le dieu, s’il n’avait pas fait connaître ses intentions ouvertement, la couvait d’un regard qui parlait assez clairement par lui-même. Après une semaine, il décida qu’il était temps de conquérir la belle. Mais ne voulant pas prendre le risque de froisser son père, il s’assura que ce dernier ne serait pas dans les environs. Il lui offrit un chariot entier chargé de tonneaux de vin, et lui demanda s’il accepterait de le faire découvrir à ses sujets. Le roi, trop heureux de rentrer dans les bonnes grâces d’un dieu, accepta et se mit immédiatement en route.

Dionysos n’attendit même pas que la poussière soulevée par le chariot soit retombée et se jeta à l’instant sur Erigone pour la séduire. Mais, à sa grande surprise, la jeune fille le repoussa et s’enfuit vers les jardins. Le dieu fut d’abord abasourdi, mais ensuite il comprit ! Ce n’était bien évidemment pas que la jeune fille se refusait à lui, mais elle ne pouvait se donner librement devant la cour de son père. C’était sans aucun doute pour cette raison qu’elle s’était enfuie vers les jardins. Il décida alors de se faire plus discret, et se changea en grappe de raisin.

Erigone, de son côté, était à bout de souffle après sa course. Elle aperçut alors juste au-dessus d’elle une grappe de raisin. Elle hésita, mais les fruits semblaient si juteux, et elle avait si soif qu’elle les cueillit et mangea toute la grappe. Satisfait, Dionysos repartit après avoir salué son involontaire amante. La jeune fille ne comprit pas tout de suite ce qu’il s’était passé, mais quand les doutes se dissipèrent elle s’effondra en pleurs. Tout ce qui l’entourait lui était odieux, elle ne voulait que retrouver son père. Elle partit en courant dans la direction où était partie la charrette, et bientôt elle entendit les hurlements de la chienne d’Icare. Redoublant d’efforts, elle arriva près du seul être qui pouvait la réconforter, pour le trouver mort sous un arbre.

A peine sorti de son domaine, le roi avait proposé du vin à trois bergers qui laissaient paître leurs troupeaux. Ces derniers avaient englouti les outres en quelques gorgées tant le soleil les avait assoiffés, et l’ivresse qui les prit leur fit peur. Ils pensèrent qu’Icare les avait empoisonnés, et ils se ruèrent sur lui avec leurs bâtons avant de le laisser agoniser sur place.

Devant cette scène, Erigone sentit ses larmes s’assécher. Elle dénoua la ceinture de son père, et se pendit à une branche, bercée par les hurlements de la chienne.

Arachné avait terminé son ouvrage, et elle se leva, un air de défi dans les yeux. Athéna ne pouvait supporter l’affront. Non seulement la tapisserie de cette mortelle insultait ouvertement les dieux, mais peut-être pire encore, elle le faisait avec une telle grâce que personne n’aurait pu prétendre y trouver à redire. De rage la déesse déchira la tapisserie, et frappa son opposante au visage avec la navette qu’elle tenait encore en main, deux fois, trois fois. Arachné ne put supporter cet affront. Elle était au sol, le visage en sang, au milieu de fils éparses, tout ce qu’il restait de son œuvre. Alors, les ramassant, elle les passa autour de son cou et se pendit, comme l’avait fait celle en faveur de qui sa tapisserie prétendait témoigner.

Mais Athéna, voyant cela, eut un soupçon de remord. Juste un soupçon…

« Allons, ne meurs pas scélérate, mais reste donc pendue. Et pour te rappeler ta faute, tes descendants le seront aussi. »

Arachné revint alors à la vie, mais ses cheveux et son nez tombèrent, pendant que sa tête rétrécissait. A la place de ses bras et de ses jambes apparurent de longues pattes velues, et son ventre enfla et enfla alors que tout son corps rapetissait, jusqu’à ce qu’il ne reste au bout du fil qu’une minuscule araignée. De ce jour, Arachné n’eut plus à s’occuper que de ses toiles, livrée aux caprices des hommes autant qu’à ceux des dieux.

Ce jour-là, il se passait quelque chose d’extraordinaire dans la campagne. Le tsar de toutes les Russies déménageait sa cour, et tous les paysans avaient arrêté un moment leur ouvrage pour regarder passer la procession. Soudain, peut-être pour prendre l’air un instant, le tsar fit arrêter son carrosse et sortit. Il était alors juste devant l’entrée d’une grande ferme. Le paysan se jeta à genou, et s’exclama : « Votre altesse, vous rayonnez plus que le soleil lui-même, et ma famille, ma ferme, et jusqu’au plus fin fétu de chaume de mon toit et au plus petit caillou de ma cour sommes honorés par votre présence ! »

Le tsar fut fort impressionné par le langage du paysan, et lui demanda qui lui avait appris à parler ainsi.

« Eh bien votre altesse, c’est ma fille. Elle est au marché, ou je vous la présenterais. Je ne suis qu’un humble fermier, mais elle est la personne lui plus intelligente que j’aie jamais rencontrée.

– Oh, vraiment ? Plus intelligente que moi alors ? »

Le paysan, paniqué, voulut bafouiller une réponse, mais déjà le tsar remontait dans son carrosse, et le cortège s’éloigna. Le soir même, un messager se présenta à la ferme. Il portait avec lui un seau, et expliqua au paysan que le tsar voulait que, puisque sa fille était si intelligente, elle trouve un moyen de vider la mer avec ce seul seau pour que ses armées puissent la traverser. Il ajouta que si la fille du paysan se montrait à la hauteur, il lui accorderait une récompense en or digne de son esprit, mais que si elle échouait, le paysan serait enfermé pour avoir menti au tsar. Le pauvre homme, accablé, expliqua l’affaire à sa fille, mais elle le rassura :

« Demain, quand le messager se présentera, vous lui remettrez cette branche. Vous lui direz que je serais ravie de vider la mer pour le tsar, mais qu’aussitôt les rivières la rempliraient. S’il pouvait, avec cette branche, construire un barrage sur chaque fleuve, c’est avec plaisir que je viderai pour lui la mer avec ce simple seau. »

Le père s’exécuta, et le messager repartit avec le message et la branche. Quand il délivra le message au tsar, la cour frémit, mais le souverain éclata de rire. Il voulait voir jusqu’où cette jeune fille pourrait le défier. Le lendemain le messager se présenta à nouveau. La fille du paysan venait de sortir les vaches, et l’homme s’adressa directement à elle. Puisqu’elle n’avait pas vidé la mer, le tsar voulait qu’avec cette seule bobine de fil, elle tisse des voiles pour tous les navires de sa flotte. Si elle pouvait le faire, elle recevrait une récompense digne d’une princesse, mais si elle échouait, son père serait exécuté. Le paysan éclatait déjà en sanglot quand la jeune fille posa sa main sur son épaule. « Ne vous inquiétez pas père, je vais m’occuper de cette affaire. » Prenant la bobine, elle suivit alors le messager jusqu’au palais. Là, elle demanda à rencontrer le tsar, qui la reçut immédiatement.

« Votre altesse, rien ne me plairait plus que de tisser pour vous les voiles de vos navires, mais je crains que vous ne me demandiez là l’impossible. »

Déçu, le tsar répondit : « Tu avoues donc ne pas être capable de réaliser ce que je t’ai demandé ?

– Non, non, vous vous méprenez. Je pourrais bien entendu tisser ces voiles, mais mon père n’est pas un homme riche, et il ne pourrait pas m’offrir de métier à tisser. »

Elle attrapa alors le bout de la bobine, et la déroula entièrement. Tendant la tige de bois au tsar elle dit : « Avec cette tige de bois, construisez-moi un métier à tisser, et je tisserai vos voiles pour vous votre altesse. »

Cela, elle le dit avec une lueur espiègle dans les yeux, et un tel air de défi que le tsar ne put qu’éclater de rire à nouveau.

« J’ai une dernière question pour toi : désires-tu m’épouser ? »

La cour fut choquée, mais pas autant qu’en voyant que la fille du paysan prenait son temps pour réfléchir à la proposition. Finalement, elle parla :

« J’accepte votre altesse, si en échange vous me faites une promesse. Si un jour vous vous lassiez de moi, et me renvoyiez chez mon père, j’aimerais pouvoir emporter la chose à laquelle je tiens le plus dans votre palais. »

Le tsar ne voyait aucune raison de se lasser de cette jeune fille, et de toute façon rien ne pouvait pas être remplacé dans son palais. Il accepta, et les deux jeunes gens se marièrent. Le pays vécut de merveilleuses années sous le règne de la tsarine, qui résolvait toujours avec tant d’esprit les problèmes qu’on amenait à l’attention de la cour, et le tsar en était profondément amoureux. Mais avec les années, il devint plus capricieux, colérique. Un jour, alors que leurs avis divergeaient sur la manière de régler une crise loin à l’est, il s’exclama :

« Eh bien, puisque tu es si intelligente, pourquoi tu ne retournes pas dans la ferme où tu es née ?

– D’accord mon cher mari. Mais avant ça, tu prendras bien un dernier verre avec moi ? »

Le tsar n’était pas d’humeur à cela, mais la réaction calme de sa femme le prit de court, et il ne trouva pas de raison de refuser. Sans qu’il s’en aperçoive, elle glissa une poudre dans son verre et revint vers lui avec deux coupes, qu’ils burent rapidement. Le tsar ne mit pas longtemps à s’endormir. Alors, la tsarine l’enferma dans une malle, fit charger la malle sur une calèche, et partit vers la ferme de son père. Ce dernier était mort depuis plusieurs années, mais l’endroit restait bien entretenu par des serviteurs. Elle s’installa sur un petit banc de pierre devant la bâtisse, et fit mettre la malle à ses côtés. Quand le tsar s’éveilla, il jaillit de la boite, furieux :

« Comment as-tu osé, femme, me droguer, et m’enfermer ainsi ?

– Mais enfin mon amour, quand nous nous sommes mariés, tu m’as promis que si tu me renvoyais à la ferme, je pourrais emporter la chose que je chéris le plus au palais. C’est ce que j’ai fait. »

Comme une douche d’eau froide, les paroles calmèrent le tsar, qui seulement alors comprit la chance qu’il avait d’être aimé par une femme si avisée. Ils rentrèrent au palais, et plus jamais une telle dispute ne les sépara.

On raconte que lorsque les Chrétiens mirent fin aux cultes rendus aux anciens dieux de l’Irlande, ces derniers se mirent à rétrécirent, jusqu’à devenir le Petit Peuple des fées. Mais comme en réaction, pour ne pas que se perde le souvenir de l’île d’Emeraude, ses héros grandirent, jusqu’à devenir des géants. Et l’un de ces géants vivait près du lieu dont nous allons maintenant parler.

Si votre chemin vous mène un jour sur les petites routes entourant Cork, vous pourriez apercevoir les ruines d’un vieux manoir. Une vision somme toute banale en Irlande, mais ce manoir-là possède une histoire que certains vieux du coin racontent encore. L’endroit s’appelait Ronayne’s Court, et encore aujourd’hui, malgré le toit effondré, vous pourrez le reconnaître aux nombreuses cheminées qui en dépassent toujours. Il y a longtemps y vivaient Maurice Ronayne et Margareth Gould, un couple aussi riche qu’influent, et bien respecté dans tout le comté. Ils n’avaient qu’un seul enfant, un fils nommé Philip, mais il était si extraordinaire que les parents n’auraient pu imaginer en avoir un autre, et ils vivaient heureux tous les trois. Dès sa naissance, en sentant l’air frais du monde, il avait éternué plutôt que de crier, ce qui était un signe de l’esprit clair qu’il développerait avec l’âge. Et en effet, lorsqu’un maître fut appelé pour la première fois afin de lui apprendre ses lettres, on s’aperçut que l’enfant lisait déjà aussi bien que n’importe qui. Avec les années, son charme et son esprit grandirent à l‘unisson, et on attendait avec impatience de voir ce qu’il accomplirait une fois adulte. Malheureusement on attendit en vain, car lorsqu’il eut sept ans, il disparut. Partout dans le comté on organisa de grandes battues, et les parents offrirent des récompenses faramineuses, mais plus jamais on n’aperçut la moindre trace du garçon.

A la même époque, dans le village voisin de Carrigaline, vivait un forgeron réputé pour son habileté. Outre les fers à cheval, il faisait des fers de charrues qu’un paysan pouvait garder une vie entière, chantait d’une magnifique voix aux mariages, et lisait les rêves avec beaucoup de clairvoyance. Son nom était Robert Kelly, et une nuit, alors que le jeune Philip Ronayne avait disparu depuis plusieurs années et que tout le monde hormis ses parents était certain de sa mort, il fit un rêve qu’il eut bien du mal à interpréter. Un beau garçon lui apparut sur un grand cheval blanc. Que l’enfant soit particulièrement petit, ou le cheval démesurément grand il n’aurait su le dire, mais les pieds du cavalier n’atteignaient même pas la moitié de la distance qui les séparait des étriers.

« Robert Kelly, je suis le fils de Maurice Ronayne qui a disparu voilà sept ans. J’ai été enlevé par le géant Mahon McMahon, qui a fait de moi son apprenti dans son domaine. Mais mon apprentissage est terminé, et si tu viens me secourir demain soir, je serai libéré de Tir Na nOg. Sinon je resterai ici jusqu’à ce que le monde mortel tombe en poussière. »

Mais le forgeron était un homme pragmatique, et répondit : 

« Et quelle preuve ai-je que ceci n’est pas qu’un simple rêve ?

– Prends ceci comme gage de sa véracité. »

Et se tournant, le cheval lança un coup de sa patte arrière qui atteignit Robin en plein front. La douleur explosa avec une telle violence qu’il se crut mort, et se réveilla en hurlant au meurtre. Quand il se leva et se regarda dans une glace, il vit qu’il avait un hématome rouge vif sur le front, distinctement de la forme d’un fer à cheval. S’il lui restait encore quelques doutes sur ce rêve, ils disparurent alors. Si c’était en effet le géant Mahon McMahon qui avait enlevé le petit, il pensait savoir où se trouvait l’entrée de son domaine. La grande ville de Cork, juste au nord de Carrigaline, bordait le lac Mahon qui débouchait sur l’océan. Il y avait sur les rives de ce lac une grande paroi rocheuse qui s’élevait par degrés depuis les eaux profondes du lac. Pour quelqu’un capable d’enjamber une ferme de taille respectable, comme les histoires disaient que le géant pouvait le faire, cette falaise ressemblait à un escalier, et on l’appelait donc l’escalier du géant. Le problème était qu’on ne pouvait y accéder que par les eaux, et que les courants étaient capricieux de ce côté du lac… Plus d’un bateau s’était échoué sur ces escaliers. Il dormit là-dessus, et au matin décida que l’étrangeté de son rêve méritait bien qu’il aille jeter un œil sur le rocher de Mahon. Avant de partir, il emporta un fer de charrue avec lui, sachant d’expérience qu’il s’agissait d’un argument percutant, et qui permettait de conclure brièvement bien des discussions, puis il traversa le Passage ouest et alla rendre visite à un ami pêcheur. L’homme était téméraire et l’un des derniers à avoir abandonné les recherches quand le petit Philip avait disparu. De plus, il était le genre d’homme à respecter les rêves comme des messages envoyés par les anciens dieux, et il ne fut donc pas difficile de le convaincre de participer à l’expédition. Il offrit sa barque, et même ses bras pour l’emmener jusqu’au rocher.

Ils embarquèrent à la tombée de la nuit. Au loin on entendait les chants des marins dans le port de Cork, le plongeon régulier des rames tranchant l’eau, et la caresse des vagues sur les rochers. Tout était calme, et ce calme enflait à mesure qu’ils approchaient de leur destination. Quand ils arrivèrent et que les rames se turent, le silence les avala. Le bateau était immobile sur une mer d’huile, face à la paroi sombre du rocher de Mahon. L’escalier ne laissait pas voir une seule ouverture, pas une crevasse susceptible de laisser passer ne serait-ce qu’un crabe, encore moins un homme ou un géant. Pendant plusieurs heures, ils attendirent, n’osant pas laisser s’échapper le moindre mot, de peur qu’une créature ne surgisse des flots ou de la roche pour les gober.

Mais la tension était rude pour le forgeron, et ses nerfs finirent par lâcher.

« Tom mon ami, s’exclama-t-il avec colère, nous sommes de beaux imbéciles d’avoir attendus ici la moitié de la nuit sur l’ordonnance d’une vague rêverie !

– Et de qui est-ce la faute hein ? »

Mais ils n’avaient pas fini d’échanger ces paroles que les escaliers se mirent à émettre une pâle lueur argentée. Dans le port de Cork, une cloche sonnait minuit. Le fil d’argent courut sur les rochers jusqu’à dessiner un grand porche. Il brilla de plus en plus jusqu’à disparaître dans un flash de lumière qui aurait pu faire rougir un phare. A sa place restait une ouverture béante dans la roche, légèrement au-dessus de l’eau. Le pêcheur ne pouvait s’approcher plus prêt, alors Robert Kelly se glissa dans l’eau glacée, et nagea les derniers mètres. Quand il se hissa sur les rochers, les nuages se fendirent et la lumière de la lune révéla les détails du porche. Il était entièrement sculpté de visages déformés par l’angoisse et la douleur, tellement entremêlés qu’on ne savait auquel appartenait telle mâchoire ou tel nez. Un œil écarquillé devenait, en avançant vers l’entrée, une bouche grande ouverte. Et malgré le spectacle grotesque de leur amassement, ils étaient si réalistes qu’on aurait pu croire qu’un attroupement de pauvres ères avait subitement été figé dans la roche. Ravalant sa crainte, le forgeron entra, et fut bientôt assez loin pour que plus une lueur ne laisse deviner ce qui l’entourait, et qu’il dut avancer à tâtons. Régulièrement il arrivait à une fourche ou un carrefour, et n’avait que sa pure intuition pour le guider.

Il lui sembla qu’il marchait depuis des heures dans ces galeries quand il aperçut une lumière devant lui. Il s’avança et vit qu’elle filtrait à travers l’entrebâillement d’une porte si large que trois charrettes pourraient y entrer de front, et assez haute pour en empiler cinq sans qu’elles n’en éraflent le sommet. Il jeta un œil, et vit que les portes donnaient sur une salle à manger à leur mesure. Autour de la table se trouvait une assemblée de géants dont pas un ne faisait pas au moins le double de sa taille, même assis. Mais quelque chose frappa Robin : pas un son ne provenait de la salle. Les géants étaient tous immobiles. En bout de table, à la place d’honneur, se trouvait Mahon McMahon. Sa longue barbe avait pris racine dans la table de pierre, son extrémité pétrifiée dans le granit. Mais quand le forgeron fit un pas à travers la porte, le regard du géant se posa sur lui, et il se leva si brusquement que sa barbe se brisa et projeta des graviers dans toute la pièce.

« Qui es-tu, et que viens-tu faire ici sans y avoir été invité ?

– Je m’appelle Robert Kelly, forgeron de Carrigaline, et meilleur interprète d’Arthur O’Bradley qu’on ait entendu à un mariage ! Je ne suis pas le genre d’homme à venir quelque-part sans y avoir été invité : le jeune Philip Ronayne m’a dit que son apprentissage était terminé, je suis venu le chercher.

– C’est la vérité, il a été mon apprenti pendant sept ans et peut désormais être libéré de mon service. Je vais te mener à lui. Si tu peux le trouver, vous repartirez ensemble. Sinon, tu laisseras ta vie ici. »

Le géant mena alors le forgeron à travers les couloirs, jusqu’à une autre salle, encore plus grande que la précédente. Des torches l’illuminaient abondamment, et le long de chaque mur se tenaient alignés une centaine de jeunes gens. Tous étaient habillés de la même tenue verte, et pas un n’avait plus ou moins de sept ans. Robert Kelly avait bien vu le garçon à deux ou trois reprises quand il était venu chausser des chevaux à Ronayne’s Court, mais cela remontait à sept ans, et tous ces garçons se ressemblaient comme deux gouttes de whiskey. Pendant qu’il pensait à ça, le géant le menait le long du hall, et ils arrivaient presque au bout. Désespérant de trouver Philip parmi ces enfants, il décida d’essayer de gagner la sympathie du géant.

« Ces jeunes gens ont tous excellente mine, malgré l’absence de soleil ici. Ce doit être, assurément, grâce à tous les bons soins que vous leur prodiguez.

– Il est vrai que je prends grand soin de mes apprentis monsieur Kelly. Vous savez juger un homme ! »

Et sur ces mots, il lui tendit la main, comme pour serrer celle du forgeron. Ce dernier jeta un regard inquiet à la main du géant, assez grande pour attraper tout son avant-bras, et assez puissante pour le briser comme une brindille. Il tendit à la place le fer de charrue qu’il avait emporté. Le géant l’attrapa, et le tordit aussi facilement qu’un plant de pomme de terre. Les enfants éclatèrent tous de rire, et au milieu du vacarme, Robert Kelly pensa avoir entendu crier son nom. Il pointa son doigt vers l’enfant qui, pensait-il, l’avait appelé, et cria :

« Que je meure ou vive là-dessus, voilà le jeune Philip Ronayne !

– C’est bien lui, le joyeux petit Philip ! » chantèrent en chœur les autres enfants.

En un instant tout devint noir. Robin se releva à moitié trempé par les vagues qui s’écrasaient sur les escaliers. Le petit Philip était à ses côtés, et le pêcheur les attendait. Robert Kelly fut si bien récompensé par le couple de Ronayne’s Court qu’il n’eut plus jamais à demander un salaire pour son travail, et Philip Ronayne devint réputé dans tout le comté pour la qualité avec laquelle il travaillait l’argent et le laiton, art qu’il avait appris pendant son apprentissage chez le géant Mahon McMahon.

Le hurlement de la boulangère retentissait encore lorsqu’elle abattit son balai. Le son mou du choc fut assourdi par le corps de l’énorme rat qui venait de rencontrer un sort funeste. Sans plus de cérémonie et avec la farine et la poussière qui jonchaient le sol, l’imposante femme envoya valser la carcasse par la porte, et n’y pensa plus… Jusqu’au lendemain, quand un autre rongeur eut le culot de traverser l’atelier sous ses yeux avant de connaître le même sort que son compagnon.

La boulangère n’était pas la seule à être importunée par ces locataires indésirables, et bientôt ce fut toute la ville de Hamelin qui se retrouva envahie de rats. Les premiers jours on trouva des sacs de grain éventrés, des provisions dévorées, et quelques cadavres velus sur les trottoirs devant les maisons. Mais rapidement, la situation dégénéra. On ne savait plus quoi faire des rats qu’on tuait et qui donnaient des airs de moquette poisseuse aux rues de pierre, mais le vrai problème était ceux qu’on n’arrivait pas à tuer. Il en arrivait sans cesse de nouveau, toujours plus féroces. Les portes ne les arrêtaient pas, pas plus que les murs, qu’ils soient de bois ou de pierre d’ailleurs. Après une semaine les citoyens d’Hamelin commencèrent à connaître la faim. Les rats avaient grignoté leurs provisions jusqu’à la dernière miette. Les rongeurs n’avaient plus peur de l’homme, qu’ils mordaient profondément si un malheureux se trouvait entre eux et leur repas. Même les nouveau-nés n’étaient pas à l’abri dans leur berceau.

Il ne fallut pas longtemps pour qu’une foule s’assemble devant la maison du bourgmestre, chaque jour plus nombreuse. Et chaque jour, celui-ci les rassurait, leur disant que comme les rats étaient venus, ils partiraient… sans doute. Il tint ce discours jusqu’à ce qu’un soir il trouve sa femme en train de pleurer. Quand il lui demanda ce qu’il se passait elle lui montra le petit corps de leur fils qu’elle tenait dans ses bras, le visage rouge de la forte fièvre qui le brulait, plusieurs morsures sur les jambes.

Le lendemain il s’adressa sur un autre ton à ses concitoyens.

« Habitants de Hamelin, ce fléau a trop duré ! Nous ne pouvons continuer à vivre dans la peur de la vermine. Dès aujourd’hui, j’offrirai deux sacs d’or à quiconque pourra nous débarrasser des rats ! »

La promesse n’était cependant pas de nature à rassurer les habitants qui rugirent de plus belle :

« Ce n’est pas de l’or qu’on veut, on a faim ! Qui pourrait nous débarrasser de ces rats, même pour cette somme ?

– Moi, je pourrais. »

Tous se tournèrent vers celui qui avait parlé. Un étranger était nonchalamment installé sur le bord de la fontaine, et portait son regard vers le bourgmestre. Des bandes rouges et jaunes s’enroulaient autour de sa jambe droite, vertes et bleues autour de la gauche. Un pourpoint mauve couvrait sa poitrine, et un chapeau jaune à large bord d’où partait une ridiculement longue plume de paon gardait son visage dans l’ombre. On y devinait seulement, sur le blanc de son pâle visage, la ligne noire d’une fine moustache, et l’éclat sombre d’yeux de la même couleur.

« Je peux vous débarrasser des rats, mais pas pour rien cela va de soi. Doublez la somme, et demain vous vous éveillerez sur la ville que vous connaissiez avant que cette… terrible catastrophe ne s’abatte sur vous. »

Quatre sacs d’or représentaient une belle somme, et bien plus que ce que le bourgmestre possédait quoiqu’il en soit. Mais que risquait-il ? Ce n’était pas comme si l’étranger pouvait vraiment débarrasser la ville de ce fléau, et ça calmerait au moins la foule pour la journée.

« Très bien étranger, si tu peux vraiment faire partir ces rats, alors l’or sera à toi. »

L’homme se leva « Cette nuit, que tous les habitants de la ville soient chez eux avant minuit, leur porte fermée. Que personne ne sorte, quoi qu’il arrive. Je serai de retour ici demain à midi pour l’or. » Et sur ces mots il s’en alla.

L’écho des cloches rebondissait sur les pavés des rues désertes. Minuit venait de sonner, mais personne ne dormait dans la ville. Terrés chez eux, leur porte lourdement barrée, les habitant attendaient de voir comment l’étranger pensait les débarrasser des rats. Quand l’écho du douzième coup s’évanouit dans la brume, l’étranger se montra. Il remonta d’un pas léger la rue principale, jusqu’à la fontaine. Là il sortit de son sac les segments d’une longue flute qu’il assembla avec précaution, avant de la porter à ses lèvres.

Un air lent, envoutant coula de la flute. Il se répandit dans les rues, s’infiltra sous les portes, par les fenêtres, à travers les murs. Comment une si petite flute pouvait se faire entendre dans toute la ville, c’était un mystère. Mais bientôt un son lui répondit. Un infime grattement d’abord, un léger tapotement. Puis le son enfla, déborda des caves, des égouts, de sous les planchers. Et alors, on les vit apparaître : les rats.

Les habitants de Hamelin avaient pris l’habitude de voir ces créatures en grand nombre ces dernières semaines, mais ils n’avaient jamais rien contemplé de pareil. De tous les interstices que comptaient les murs de la cité s’échappaient d’énormes rongeurs qui filaient vers la fontaine de la Grand-Place. Rapidement, un torrent de fourrure brune envahit les rues, noyant les pavés et trottoirs sous elle. La marée s’assembla autour de l’étranger, qui continuait de jouer, imperturbable. Quand, à perte de vue, on n’apercevait plus que des rats, le joueur de flute se leva sans interrompre sa mélodie, et d’un pas lent repartit de là où il était venu. Il remonta la rue, passa les dernières maisons, et se dirigea vers la rivière. Là-bas, il s’arrêta au bord de l’eau, mais la musique, elle, continua, et les rats aussi. Un à un, ils se jetèrent dans les flots, où ils se noyèrent.

Le lendemain le joueur de flute frappa à la porte du bourgmestre alors que l’église frappait midi, mais personne ne répondit. Il frappa plus fort, puis encore plus fort. Il fallut poursuivre le crescendo encore cinq fois avant qu’une fenêtre ne s’ouvre à l’étage.

« Qu’est-ce que c’est ? Vous êtes pas bien de tambouriner comme ça ? C’est enfoncer ma porte que vous voulez ? 

– J’ai rempli ma part du marché, les rats sont partis. Maintenant j’aimerais recevoir mon paiement.

– Ouais, vous l’avez dit, ils sont partis. Mais qu’est-ce qui me prouve que c’est grâce à vous ? Il va me falloir une preuve si vous voulez être payé ! »

Mais quand l’étranger posa ses yeux noirs sur le bourgmestre, celui-ci se ravisa, et laissa tomber une petite bourse à ses pieds.

« Bon, bon, je veux bien me montrer généreux. Prenez ça, et soyez reconnaissant ! »

Mais sans même se pencher pour ramasser la bourse, le joueur de flute tourna le dos et quitta la ville.

Comme la veille, le son des pas de l’étranger fit écho à celui des cloches : minuit venait de sonner. Comme la veille, il alla jusqu’à la fontaine, et comme la veille, il assembla sa flute. Mais cette fois les notes tombèrent joyeusement sur les pavés et se dispersèrent en dansant.

Les portes étaient barrées, comme la veille, mais les notes franchirent fenêtres et linteaux. Elles montèrent aux étages, dans les chambres et les berceaux, et elles y réveillèrent les enfants, qui se levèrent pour danser avec elles. Les plus grands portaient les trop petits, et dans une grande farandole ils se rassemblèrent sur la place, autour du joueur de flute qui se mit en chemin. Les enfants le suivirent alors qu’il remontait la rue. Ils le suivirent quand il passa les dernières maisons. Et riant, dansant, ils le suivirent quand il se dirigea vers la rivière. Sur le bord il s’arrêta, alors que continuaient la musique et les rires, et un à un, comme les rats avant eux, les enfants des habitants de Hamelin se noyèrent.

A 22 ans, le docteur Johann Faust devenait docteur en théologie, après l’être devenu en médecine seulement deux ans auparavant. Pour le fils de pauvres paysans, jamais on n’aurait imaginé une telle ascension ! Pas un professeur n’avait pour lui de mot moins élogieux que « brillant », et déjà on attendait avec impatience ce que son rare talent allait accomplir. A 22 ans, il avait conquis l’ensemble des connaissances humaines. (oui, les possibilités d’études universitaires étaient plus limitées à l’époque) Alors, poussé autant par son orgueil que sa curiosité, il entreprit de percer également les grands mystères qui restaient voilés aux hommes, et il commença l’étude de la magie. Très vite il conçut une véritable passion pour cet art. On ne l’apercevait presque plus dans les rues de Wittemberg ; il étudiait jour et nuit, fiévreux à l’idée que dans ces livres-là, dans ces grimoires, il apprendrait les secrets du monde. A quoi bon être appelé maître, ou docteur, quand on peut posséder l’univers ?

Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que ces chemins-là, on ne les empruntait pas seul. Il avait assez étudié l’astrologie pour établir son propre horoscope, et il y voyait se dérouler devant lui un destin unique. Mais seulement s’il faisait appel à une aide infernale. Il commença à fréquenter sorciers et invocateurs, et appris à évoquer les esprits. Ces derniers avaient quelques réponses pour lui, certes, mais pourquoi s’en contenter ? Il pouvait soumettre les serviteurs, il avait maintenant hâte de convoquer leur maître.

Un soir, son grimoire sous le bras, il s’en alla dans la forêt de Spesser, où les arbres sont si denses que même en journée, c’est l’obscurité qui y règne. Il suivit le chemin jusqu’au plus profond des bois, où il rencontrait un autre sentier. Quatre voies partaient de ce croisement, des voies anciennes. Il dessina là un grand cercle, puis deux autres, plus petits, dont les bords formaient avec le grand une sorte de triangle aux angles arrondis. Se tenant au centre de ce dessin, il commença à incanter… et rien ne se passa. Il réessaya, sans plus de succès. A la troisième tentative, un son l’accompagna. Une cloche sonnait au loin, il était minuit. Alors une tempête se mit à souffler. On aurait dit qu’un géant voulait déraciner les arbres de son souffle ! Des éclairs frappaient sans cesse la cime des arbres, embrasant la forêt de centaines d’incendies aussitôt éteints par la pluie battante. Trempé, Faust poursuivait péniblement son incantation. Il avait l’impression d’être entouré de milliers de démons, qui tourbillonnaient dans les airs. Plusieurs fois il crut s’évanouir, et dans son cœur commença à poindre un soupçon de regret face à cette entreprise folle. Alors le dernier coup sonna. La tempête se calma, et une étoile tomba du ciel droit vers lui. Quand elle eut touché le sol, juste à ses pieds, le docteur vit qu’elle n’était pas plus grande qu’un œuf d’autruche. Elle commença à s’agiter, à se fendre, et un petit griffon en fureur en sortit. Enfin, petit, il l’était en sortant, mais il commença bien vite à grandir, jusqu’à dépasser Faust de deux bonnes têtes. Il se débattait en tous sens, hurlant et crachant des flammes brulantes. C’en était trop pour l’homme, qui faillit s’enfuir à l’instant. Mais une voix monta du plus profond de son être : « Renoncerais-tu à dominer le monde, toi qui trembles devant son maître ? » Alors, d’une voix à nouveau ferme, il termina l’incantation. Le griffon se changea en dragon, qui le baigna d’une flamme froide avant de tomber au sol, agonisant. Puis il se releva sous les traits d’un moine gris, et demanda à Faust ce qu’il voulait. « Je souhaite que tu t’éloignes sans bruit, et que sans autre appel, tu reparaisses demain, dans ma maison, à minuit. » Le Diable fit un geste de refus, mais Johann Faust l’interpella au nom de Dieu, son Maître. Dans le silence, un ricanement courut, et le Diable s’inclina et promit.

A minuit, le lendemain, le Diable, toujours sous la forme du moine gris, réapparut dans le bureau du docteur, comme ordonné. Ce dernier lui demanda de se présenter.

« Là-haut, par droit de naissance, je suis le Chef des Milices angéliques. Ici-bas je suis le Prince des esprits et de l’Orient. Dans le monde inférieur je suis le Roi des troupes infernales. Malgré tes incantations, je ne saurais être ton esclave. Je suis Lucifer. 

– Il existe donc un Enfer ?

– Bien entendu. Les damnés y sont torturés pour l’éternité, et sans mon secours tu ne saurais désormais y échapper. Dans tes incantations, tu désirais un serviteur il me semble. Dois-je t’en envoyer un ?

– Ne te moque pas de moi ! Dis-moi la vérité (dit le docteur au père du mensonge), pourrais-tu vraiment me garder des feux de l’Enfer ?

– Rien de plus simple, je suis maître en mon royaume. Je pourrais t’envoyer un esprit pour répondre à tous tes désirs sur cette terre. De plus, il t’instruira dans la nature des Esprits élémentaires, sur les mystères du monde et petit à petit, changera ta nature d’homme en celle d’un puissant esprit capable de régner au côté de mes lieutenants sur les terres d’en bas. Loin d’être un malheureux condamné à la souffrance, tu règneras en maître sur ce que ton regard pourra toucher. »

En un instant, le docteur Johann Faust oublia tout ce que l’école avait pu lui apprendre, oublia qu’un être ne peut jamais changer sa nature, et ivre des délices qu’on lui promettait, il accepta.

Le lendemain, dans l’après-midi, un étranger se présenta à Faust. Il avait une forme humaine, mais sa maigreur anormale et ses yeux rouges trahissaient sa nature. C’était le serviteur de Lucifer. Le docteur lui expliqua ce qu’il attendait de lui : répondre à tous ses désirs comme le plus empressé des serviteurs, ne rien lui dissimuler de ce qu’il savait de la marche du monde, et le jour venu, l’accompagner dans les Enfers pour faire de lui l’un des leurs et s’assurer qu’il goute tous les délices du monde d’en bas.

« Tout cela je te le jure, mais je ne peux m’engager à répondre à des services qui dépasseraient mes pouvoirs. » L’esprit eut un sourire.

« De ton côté cependant, tu devras t’engager envers mon maître. Pour espérer un jour servir dans les Milices infernales, tu devras jurer de renoncer à Dieu et à toute l’armée céleste ; ne jamais chercher un secours autre que celui de Lucifer. Tu jureras également de ne plus prêter l’oreille au discours de personnes dévotes, et haïras de tout ton être les gens d’Eglise. Finalement, tu tiendras en horreur et t’opposeras tant que possible à tous les sacrements chrétiens, en particulier le mariage. Tout cela, tu le poseras sur un contrat que tu signeras de ton sang. 

– Et pour combien de temps t’engages-tu à mon service ?

– Trois ans.

– C’est bien trop court ! J’aurais à ma portée toutes les connaissances de l’univers, et si peu de temps pour en jouir ? Non, quel est le plus long pacte que tu puisses offrir ?

– 24 ans, mais pas un jour de plus. »

Et sur ces mots, l’esprit disparut. Faust ne put dormir de la nuit. Il se retournait encore et encore, pesant les promesses de son nouveau serviteur. Mais vers minuit, de petites flammes apparurent dans le coin de sa chambre. Elles se mirent à danser, et pendant des heures elles se rassemblèrent et se séparèrent, formant des images plus belles les unes que les autres : des animaux que le docteur n’avait jamais imaginés, des femmes d’une beauté qu’il n’aurait osé concevoir, et bien d’autres merveilles. Distrait de ses pensées par ce spectacle, il s’endormit paisiblement.

Le lendemain, il remit à l’esprit le pacte, signé de sa main.

« Bien ! Alors maintenant, il me reste à me présenter. Je suis Méphistophélès, un esprit élémentaire supérieur, désormais à ton service pour tout ce que ton esprit pourra désirer. »

Et sur cela, il ne mentait pas. De ce jour, la table de Johann Faust n’eut rien à envier à celles des rois. Littéralement, car seul Dieu a le pouvoir de créer, et ce que mangeait Faust avec appétit, Méphistophélès le dérobait à des tables princières et royales d’Europe. Il invitait souvent des étudiants, pour le simple plaisir de les voir se vautrer dans la ripaille et l’ivrognerie. Lorsqu’il les voyait rouler sous la table, ramenés au rang d’animaux, il pressentait le plaisir qu’il aurait à régner un jour sur ce monde. Pourtant, ce plaisir fut étonnamment court, et après quelques mois de cette vie le docteur s’ennuya. C’est à ce moment que le pacte fut une première fois mis à mal. Johann Faust fit la connaissance de Marguerite, une jeune fille d’une beauté rare, mais pieuse et naïve. C’est au fond ce qui charma le docteur, qui s’attacha énormément à elle. Tellement, qu’il finit par envisager de l’épouser, oubliant déjà les mots qu’il avait signés de son sang. Jusque-là, Méphistophélès l’avait laissé faire. Il jugeait bon de laisser grandir le désir dans le cœur de son maître. Mais aussitôt que l’idée de mariage y germa, il lui apparut sous un aspect moins avenant que d’habitude. Un monstre à six têtes vomissant des flammes apparut furieux à Faust, brandissant le contrat qu’il avait signé. Un nuage de soufre brulant forma dans l’air les mots Je renonce à tous les sacrements chrétiens, et au mariage en particulier.

Alors, terrifié, il se ravisa, et le lendemain le démon se présenta sous sa forme habituelle. « Le mariage t’est interdit, mais s’il ne s’agit que d’apaiser ta chair, cette jeune fille se présentera à toi ce soir, consentante en tout ce qu’il te plaira de lui faire. » Et en effet, le soir-même Marguerite se présenta à sa porte, dans une sorte de transe, et il put assouvir avec elle tous les fantasmes qui lui étaient venus ces dernières semaines, sans qu’il n’en retire aucune satisfaction. L’amour qu’il avait senti grandir était mort, et toutes les femmes plus belles les unes que les autres qui le visitèrent ensuite n’eurent pas plus d’impact sur lui. Il lui suffisait d’en nommer une à Méphistophélès, et elle se présentait le soir-même. Ce  à quoi il ne prit pas la peine de penser, c’est que le Diable n’avait aucun pouvoir sur ceux qui étaient dans la lumière de Dieu. Chaque fois, c’était en réalité le démon qui, sous les traits de la femme désirée par Faust, passait la nuit à ses côtés.

La vie du docteur devint une routine de débauche. Il mangeait les mets les plus fins, portait les tenues les plus délicates, organisait les fêtes les plus somptueuses, et jouissait de la compagnie des plus belles femmes. Mais l’Esprit prit peur qu’à nouveau, cette routine ne lasse celui qui faisait de si grands pas dans la pente infernale. Il se dit qu’il lui faudrait, pour mieux poursuivre sa chute, un compagnon intime, avec qui il pourrait rire de ses frasques. Rapidement, il trouva un jeune étudiant, aussi intelligent que vil, et lui inspira le désir de rencontrer ce Johann Faust dont on parlait tant dans tout Wittemberg. Charles Wagner, c’était son nom, s’entendit immédiatement avec le docteur, qui en fit en quelque sorte son familier. Et comme l’avait espéré Méphistophélès, la compagnie de ce jeune homme décupla le plaisir que trouvait Faust dans sa vie.

Faust n’oubliait cependant pas sa quête de connaissances. Un jour, alors qu’il s’endormait, il formula dans son esprit le souhait de visiter la voute céleste. A l’instant même, une bourrasque ouvrit sa fenêtre d’un coup, et il vit que l’Esprit l’attendait à bord d’un char tiré par deux hippogriffes. Ensemble ils s’envolèrent, et il ne fallut pas longtemps pour qu’ils gravitent autour des anneaux de Saturne. Son guide lui apprit l’influence de chaque planète, mais aussi des grandes masses d’airs qui peuplaient la haute atmosphère et des grands vents qui les gouvernent. Trois jours plus tard, le familier du docteur le trouva endormi dans son lit, une note à ses côtés disant « ne le réveille pas ». Dès lors, Faust devint réputé dans toute l’Allemagne pour ses almanachs et ses horoscopes. Il ne prévoyait pas, comme la plupart des savants de cette discipline, de la neige en hiver ou de la pluie au printemps. Il expliquait avec une précision redoutable chaque variation de la météo à l’heure près, et des semaines à l’avance ! Charles Quint lui-même lui commandait son horoscope. Etant sous la protection de l’empereur, il s’amusait des accusations de sorcellerie que certains portaient contre lui. Et ainsi, avec son familier et son orgueil pour compagnons, il mena une vie d’épicurien pendant plusieurs années, sans songer aux grands projets qui l’avaient poussé à passer le pacte.

Le soir de la douzième année de son pacte cela dit, il sentit monter une certaine mélancolie. Il sentait maintenant que chaque jour qui passerait le rapprochait du moment de quitter cette terre, et tous les plaisirs qu’il avait goûtés lui paraissaient bien petits par rapport à ce qui se tenait à sa portée. Il avait visité les cieux, mais ne savait rien de la terre. Il décida alors de partir en voyage avec son familier. Il visita sans trop s’y attarder Paris, la Bourgogne et la Provence, mais trouva un grand plaisir dans la ville de Lyon avec ses sculptures antiques et les deux fleuves qui l’arrosaient. De là il descendit vers Venise, puis Rome, où il s’introduisit dans le palais du pape, rendu invisible par Méphistophélès. Il s’étonna de ce qu’il vit, le disciple de Jésus-Christ préférant visiblement la vie de prince à celle d’apôtre. Midi sonnait, et le pape s’était mis à table. Faust entreprit alors, à chaque fois que le prince portait une bouchée vers ses lèvres, de l’engloutir avant lui. Le pauvre homme ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait ! Il fit venir d’autres plats qui s’évaporèrent de la même manière. Le docteur ne quitta le palais que quand le saint homme, se croyant hanté, implora à genou le pardon du Seigneur.

Quelques jours plus tard, sur la route avec son familier, il vit passer un paysan qui s’en allait tranquillement à cheval. Un peu plus tard surgit un autre qui leur demanda s’ils avaient vu passer un cheval, car il avait perdu le sien. Faust lui raconta alors qu’il avait vu un peu plus tôt un homme chevauchant à vive allure, avec l’air inquiet de celui qui a quelque chose à se reprocher, et il lui indiqua la direction dans laquelle il était parti. Le paysan à cheval s’étant arrêté pour s’abriter du soleil de midi, l’autre le rattrapa, et Faust et son familier, morts de rire, regardèrent les deux hommes rouler au sol en se rouant de coups, avant que le second ne réalise enfin que le cheval n’était pas le sien. Et ainsi, de farce en farce, de ville en ville, Faust termina son premier voyage, sans être beaucoup plus avancé sur les merveilles de la terre, mais pourtant rassasié.

De retour à Wittemberg, il reprit le cours de sa vie comme auparavant. Chaque occasion était prétexte à une fête, et quelle meilleure occasion que le mardi gras ? Jouissant de la protection de l’empereur, il ne craignait plus de révéler que ses pouvoirs lui venaient d’un esprit qu’il avait soumis, et la chose suscitait évidemment beaucoup de curiosité. Or en ce jour de mardi gras, ses invités bien imbibés débattaient pour savoir quelle était la plus belle femme qui eut jamais existé. Après quelques verres supplémentaires, un groupe se mit d’accord pour élire la belle Hélène. Il était évident pour eux que la femme ayant déclenché une des guerres les plus célèbres de l’histoire devait être d’une beauté presque divine. Mais d’autres argumentaient encore, et on finit par demander à Faust de l’invoquer, afin que chacun de ses invités puisse juger lui-même de cette beauté légendaire. La demande était plus une blague qu’autre chose, et quand Faust accepta certains eurent un air inquiet.

« Ne vous inquiétez pas, je ne ferai qu’évoquer l’image de la femme de Ménélas. La nécromancie est une science bien trop obscure pour que je m’y adonne. »

Et devant cette assemblée apparut l’ombre d’Hélène de Troie, qui mit définitivement tout le monde d’accord.

Faust commit encore bien des frasques en Allemagne, organisant des parodies de procès envers des évêques trop avares, faisant surgir des châteaux du sol l’espace d’une nuit, et allant même jusqu’à se faire passer pour le prophète Mahomet pour entrer dans le harem de Soliman le magnifique, à Constantinople, et « honorer » ses esclaves. Il fit tellement parler de lui que sa réputation atteint un moine de Wittemberg, un célèbre exorciste. L’homme se douta que l’esprit devait être un démon au service de Lucifer, et il décida d’aller rendre visite à ce Johann Faust.

Le docteur de son côté voyait se terminer la 19e année de son pacte et commençait à regarder avec lassitude cette vie qui jusque-là l’avait si bien amusé. Il ne sortait guère plus, et même son familier n’arrivait plus à le distraire. Ainsi, lorsque le moine se présenta chez lui, il l’accueillit volontiers, car lui aussi, sa réputation le précédait. L’homme parla à Faust des soupçons qu’il avait quant à l’origine de ses pouvoirs, et il devina si bien que ce dernier le pria de poursuivre.

« Vous n’ignorez pas, je pense, que Lucifer est connu sous le nom de père du mensonge. A coup sûr il vous a fait de nombreuses promesses lorsque vous l’avez rencontré. C’est ainsi qu’il opère toujours ; il sait mieux que quiconque deviner les pensées qui agitent l’âme des hommes. De quelques étincelles, il fait par son souffle un brasier. Ce démon que vous pensez dominer vous possède, et a pour tâche d’alimenter la flamme de l’orgueil et de la cupidité. Mais des objectifs qui étaient les vôtres et qu’il devait servir, qu’en est-il ? Qu’avez-vous accompli de ce qu’il vous promettait ? Si vous doutez de mes mots, demandez à votre serviteur de vous montrer son vrai visage, et vous verrez ce qu’est la souffrance d’être oublié de Dieu. »

Faust le pressa alors de lui parler des démons, qu’il connaissait finalement lui-même bien peu, et le moine lui expliqua que l’Enfer était divisé en 7 régions, chacune gouvernée par un puissant démon au service de Lucifer. Il lui dit aussi qu’il était illusoire de penser gouverner quoi que ce soit en se tenant à leur côté, car s’ils avaient le privilège de torturer les damnés, c’était dans le seul but d’oublier un tant soit peu leur propre souffrance, sans jamais y parvenir. Après cela, il prit congé, préférant laisser Faust peser ses mots avant de poursuivre. Mais il avait donné une idée au docteur.

Ce soir-là, il retourna au croisement, au milieu de la forêt de Spesser, et il invoqua Lucifer. Il exigea de voir les sept lieutenants des enfers sous leur vraie forme. Le diable commença par refuser, mais Faust répliqua

« Nous sommes liés par un pacte. Tu ne peux me cacher ce que je demande à savoir. Montre-moi leur visage, ou rompt notre contrat. »

Alors, de mauvaise grâce, le démon s’exécuta. D’un mouvement il fit apparaître un cercle de flammes, d’où sortirent les seigneurs de l’Enfer. Astaroth sorti en premier, un ver plus grand qu’un homme, dont le corps d’un blanc sale était surmonté d’une face où la bouche énorme laissait à peine assez de place pour deux petits yeux. Une gaine d’épines ornait le bas de son corps. Satanas vint derrière lui, avec sa tête d’âne, son corps de bouc rouge et gris et sa queue de chat. Dithycanus, Anubis, Dochus, Bélial et Belzébuth sortirent derrière eux. Devant l’horreur de leur état, Faust resta sans voix. Puis finalement, s’adressant à nouveau à Lucifer, il lança « Est-ce que tout ce que m’a dit le moine est vrai ? 

– Tu le sauras bientôt. » Répondit le diable, avant de disparaître avec ses serviteurs.

Le lendemain, le moine trouva Faust rongé par l’inquiétude. Il pria le moine de lui parler des tourments de l’Enfer, ce que fit ce dernier.

« Les tortures physiques sont une chose, bien entendu. Tout ce qu’on peut imaginer comme souffrances, on peut les sentir là-bas. Mais les douleurs de l’esprit sont bien pires. Plus que tout, les damnés sont hantés par l’idée du Paradis, qui leur est à jamais refusé. Ils se sentent abandonnés de Dieu, oubliant que toute leur vie ils crachèrent sur son nom. Ils le maudissent pour leur malheur, mais n’arrivent jamais à oublier complètement que ce malheur, ils ne le doivent qu’à eux-mêmes, et pour l’éternité ils se haïssent plus encore que les diables qui fouettent leur chair. Cependant vous n’êtes pas encore là-bas. Quoique vous ait dit le Diable, jamais vous ne devez douter de la miséricorde de Dieu. Tant que vous êtes sur cette terre, tant qu’il vous reste un souffle, vous pouvez l’utiliser pour demander pardon. »

Sur ces mots le moine le laissa, promettant de revenir et Faust resta seul avec ses doutes. Il voulait désespérément croire que la rédemption était encore à sa portée, mais il n’y parvenait pas. Il avait explicitement renoncé à Dieu dans ce contrat qu’il avait signé, voilà presque 20 ans. Comment maintenant pourrait-il se mettre à prier ? Mais quelques jours plus tard, il arriva qu’un magicien use de ses pouvoirs pour charmer une belle jeune fille. Faust, ayant entendu l’affaire, révéla le subterfuge et fit s’effondrer l’enchantement qui emprisonnait la demoiselle. Libérée de cette influence, elle rejeta le mage et épousa le jeune homme qu’elle aimait. Le docteur, lui, était fou de joie. Un espoir nouveau naissait dans son esprit. Peut-être que s’il pouvait faire un peu de bien, il lui serait possible de s’agenouiller devant son créateur pour lui demander pardon. Mais Méphistophélès, qui s’était fait discret ces derniers temps, se manifesta sous la forme du monstre à six têtes qu’il avait montrée autrefois.  

« Que veux-tu ? Je ne t’ai pas appelé ! lança Faust pour cacher son effroi.

– Non, en effet. Tu t’en gardes bien depuis que tu tentes de m’oublier. Mais que crois-tu ? Que briser tes engagements te libèreras de ton contrat ? Tu fréquentes les gens d’Eglise, tu favorises le mariage, et je sais que tu penses à faire appel à Dieu lui-même. C’en est assez ! Par ce pacte, tu appartiens à Lucifer, et tu es bien stupide si tu penses pouvoir le briser ! Si tu n’en respectes pas les termes, j’ai le droit de te battre à mort, et crois bien que je le ferai. »

Mais ces menaces, loin de soumettre le docteur, le confortaient dans sa défiance. Alors Lucifer apparut.

« Paix, esprit colérique. Je vais m’entretenir avec notre ami. Docteur Faust, je vous pensais assez intelligent pour ne pas vous faire berner par un moine. Lui avez-vous demandé, pendant vos entretiens, comment s’accordent si bien en Dieu colère épouvantable et miséricorde sans borne ? Vous ne pouvez pas ne pas vous être posé la question. Comment un être si profondément bon a-t-il pu précipiter tant des siens dans un abîme éternel, comment aurait-il pu créer l’Enfer ? S’il est si tendre envers ses enfants, s’il pardonne sans condition, comment expliquer ceux qui, depuis des siècles et pour les siècles à venir, implorent son nom là, en bas, en attendant la délivrance ? Allons, réfléchis un peu mon cher Faust. Ce Dieu n’est pas aussi miséricordieux que ton moine veut bien le dire. Mais maintenant viens. Ce moine t’a parlé de mon royaume, mais pas de son entièreté. Je vais te présenter le reste. Et si, après, tu veux poursuivre notre association, nous signerons un nouveau pacte. »

Alors ils s’envolèrent ensemble, et Lucifer lui montra son royaume. Faust vit les sept régions de l’Enfer, où étaient torturés les damnés, mais il vit aussi, plus loin, les fantastiques palais infernaux. Durant ses voyages il avait vu Naples, Lyon, Rome et les cours du pape, de Charles Quint et de Soliman, mais seuls les bals qu’il voyait maintenant méritaient vraiment l’appellation de magnifiques. Des gens riaient et dansaient, plus distingués que ne pourraient jamais l’être les nobles de la terre. Les merveilles que lui fit voir Lucifer le rassurèrent. Sans se l’avouer, il était soulagé de voir un chemin si facile s’ouvrir devant lui, laissant derrière lui le pardon qu’il n’osait demander.

Quand ils furent de retour, Lucifer déchira leur contrat.

« Je te laisse réfléchir à ce que tu viens de voir. Si tu décides de renouveler notre pacte, tout cela sera à toi dans quatre ans. Sinon, nos relations viendront à un terme, et tu feras ce que bon te semble. » Et le diable disparu.

La même nuit, Faust rédigeait un nouveau contrat, et le lendemain il renvoya brutalement le moine. Il envoya même Méphistophélès le hanter pendant un temps. Il vécut alors sa vie des premiers jours, se vautrant dans le luxe et la luxure. Il avait le souvenir des plus belles femmes qu’il ait connues dans le harem du sultan, et demanda au démon de les lui amener, mais très vite elles ne le satisfirent plus. Il se rappela alors un souper de mardi gras, et ressortit ses vieux grimoires. Pour la première fois depuis longtemps, il allait tenter quelque chose de nouveau. Il se plongea dans tous les ouvrages de nécromancie qu’il possédait, et finalement, il invoqua Hélène de Troie. Pas juste son reflet, mais la femme de chair et de sang. Il en fit sa concubine pendant trois ans, et finit même par la mettre enceinte, mais il abandonna l’enfant dès la naissance. Dès lors, il se fit une compagnie de fantômes, et à cause des nombreux sacrifices que demandait le plus sombre des arts, sa maison ressemblait à un véritable charnier. De son salon à ses amis, en passant par celle qui chauffait son lit, tout autour de lui sentait la mort, si bien qu’il finit par la voir partout. Avec la faucheuse revinrent les doutes et l’inquiétude. La 23e année arrivait à son terme. Bientôt Faust perdit le goût de tout. Sa concubine en profita pour s’évader, et il ne la réinvoqua pas. Toute la journée, il pensait aux aventures qu’il avait vécu. Il lui en restait peu de souvenirs, et encore moins de satisfaction. Les farces qu’il avait jouées ne le faisaient pas sourire, les femmes qu’il avait connues ne lui inspiraient plus de désir, et la gloire qu’il avait gagnée en recourant à Méphistophélès lui paraissait sans le moindre intérêt. Il demanda un soir à son serviteur si le contrat pourrait être rallongé. Il ne se sentait pas encore tout à fait prêt à rejoindre les milices infernales lui dit-il.

« Non. Le délai de 24 ans était un maximum, tu le savais depuis le début. »

Et sans rien ajouter, il disparut. Mais à compter de ce jour, chaque fois qu’il apparaissait, il tenait le pacte dans sa main, et semblait toujours en train de ricaner.

Un matin, il entendit les cloches sonner l’office du dimanche, et entendit une voix au plus profond de lui murmurer : « Nul n’est roi sur terre sinon Dieu. Un pacte passé contre lui n’a aucune valeur, demande pardon. » Mais le docteur réalisa en même temps que ce matin était son dernier, et le désespoir étrangla cette voix aussitôt. Il rassembla alors tous ceux qui avaient été ses amis, et les invita à souper avec lui ce soir-là dans une auberge de la ville. Ils soupèrent, festoyèrent, mais Faust ne sourit pas une seule fois. Avant d’aller se coucher, il les mit tous en garde contre la magie, et annonça qu’il avait réservé toute l’auberge pour eux, et que ceux qui le désiraient pouvaient dormir là. Tous restèrent, car ils se demandaient ce que le docteur leur réservait comme surprise. Ils ne furent pas lésés. Vers minuit, Faust vit apparaître Lucifer devant lui. Il s’adressa alors à lui en ces termes :

« Par Dieu tout puissant, par Adonai qui t’a précipité en enfer, réponds-moi ! M’emmènes-tu pour régner à tes côtés dans ton royaume ? »

Le diable était furieux qu’un humain lui rappelle sa chute : « Je vais te répondre, imbécile. Ton moine avait raison, et tu aurais dû l’écouter. Ce pacte n’avait pas de poids, et si tu avais demandé le pardon tu aurais pu le recevoir. Mais maintenant il est trop tard. Je t’emmène en mon royaume, mais tous les palais que tu y as vus n’étaient qu’illusions. Tu ne te tiendras jamais à mes côtés, mais aux côtés de ceux qui ont aussi rejetés leur créateur. » Et le diable l’emporta.

A minuit, les amis du docteur s’éveillèrent au son de ses cris. Il appelait sa mère, criait au secours. Des bruits sourds se firent entendre, puis le silence revint. Ce n’est qu’au matin que quelques-uns trouvèrent le courage d’aller ouvrir la porte de sa chambre. Le docteur n’était pas là. Deux grandes plaques de sang maculaient les murs, et quelques dents jonchaient le sol. Par la fenêtre brisée ils virent son corps, qu’on avait jeté dans la rue. Ils ramassèrent ses restes, éparpillés, et les enterrèrent à l’extérieur d’un cimetière, sous une grande dalle noire sans nom. Ainsi finit la prodigieuse, et lamentable histoire du docteur Johann Faust.

Qui n’a pas vu Avignon du temps des papes n’a rien vu. Pour la gaieté de ses habitants, pour la musique et les processions, jamais on n’avait vu, et jamais on ne reverra telle ville. Les rues étaient habitées par les fleurs, qui ne s’écartaient que pour laisser passer les pèlerinages, et les longues bannières des cardinaux portées par le vent, que le Rhône déposait sur les rives de la ville. L’air vibrait du tintement des légers marteaux des orfèvres, du bourdonnement des métiers à dentelles et des voix des soldats du pape, qui chantaient du latin sur les places. Et quand tous ceux-là se taisaient, c’était l’heure du ronflement des tambourins, qui régnaient sur le pont d’Avignon. Car en Provence, lorsque que le peuple est heureux, il faut qu’il danse. Et heureux il l’était. Mais comme les rues étaient trop étroites, c’était sur le pont que s’enchaînaient les farandoles et les gavottes, au son des fifres aigus du Sud. Un temps béni où les hallebardes ne coupaient pas, et où tout ce qu’on mettait au frais dans les prisons, c’étaient des tonneaux de vin. Voilà comment les Papes du Comtat savaient gouverner leur peuple ; voilà pourquoi on les a tant regrettés.

Et parmi ces papes, il y en avait un, un bon petit vieux qu’on appelait Boniface. Celui-là quand il mourut, les larmes de tout Avignon allèrent tellement grossir le Rhône qu’on faillit le voir déborder. Un prince si généreux, si sympathique ; toujours, quand il allait dans les rues, il donnait sa bénédiction avec le plus franc des sourires, au plus pauvre des mendiants comme au plus noble des seigneurs.

On ne lui connaissait pas une seule maîtresse à ce pape-là. Enfin si, une. Une vigne, qu’il avait plantée lui-même au milieu des myrtes sous Château-Neuf. Tous les dimanches, après avoir dit les vêpres, il partait avec ses cardinaux et allait s’asseoir tout contre les troncs noueux. Là, il faisait déboucher une bouteille du cru, et ensemble ils la buvaient à petits coups. On disait que le vieux pape regardait alors sa vigne comme un grand-père regarde ses petits-enfants, fier et ému de ce qui est né de lui.

A part cette vigne, la chose qu’il aimait le plus au monde c’était sa mule. Chaque soir, il allait vérifier que la porte de son écurie était bien fermée, et qu’elle ne manquait de rien. Et jamais il ne se serait levé de table sans avoir fait préparer devant lui le vin chaud aux épices qu’il lui portait ensuite lui-même. Il faut dire que c’était une bête magnifique, l’œil intelligent, le poil noir lustré moucheté de rouge, le pas sûr. Et cette mule-là, toute la ville l’aimait bien, car elle était aussi polie et sympathique que l’était celui qui la montait, et toujours, quand ils passaient ensembles le pont pour revenir de la vigne, elle marquait le pas au rythme des tambourins. Le pape, lui, agitait sa barrette en rythme, et sous l’œil choqué de ses cardinaux le peuple s’exclamait « Le bon prince ! La brave mule ! ».

Vers le cœur de ce prince, il n’y avait pas de chemin plus sûr que celui qui passait par la mule, et cela, personne ne le savait mieux que Tistet Védène. Ce garçon-là promenait depuis des semaines sa jaquette dans toutes les rues d’Avignon, après que son orfèvre de père ait dû le chasser de la maison car il ne voulait rien faire, et débauchait les apprentis. Il ne s’en inquiétait toutefois pas trop, car il avait son idée sur comment se trouver un nouveau toit.

Un jour que le pape traversait les rues sur sa mule, le garçon s’avança et lança « Oh bon père, quelle mule vous avez-là ! Je n’en ai jamais vue qui ait l’air si intelligente. Comme vous devez être béni de chaque jour pouvoir vous reposer sur une telle bête. » Et le prince de se dire « quel bon petit garçon ! »

Dès le lendemain, Tistet Védène troquait sa jaquette poussiéreuse pour un habit de dentelle, et rentrait au service du pape où autrefois on n’avait jamais vu que des fils de noble. Et de ce jour-là, toujours on le voyait avec en main une brassée de foin ou quelques friandises dont raffolait l’animal. Etonnamment, son emploi du temps semblait lui permettre de toujours passer dans la cour ainsi équipé lorsque le pape était sur son balcon, et ce dernier se disait alors qu’il avait bien fait de prendre à son service un si gentil garçon.

Quelques temps passèrent, et comme le pape se faisait vieux, il chargea Tistet de s’occuper personnellement de la mule, et de lui apporter chaque soir le vin aux épices. Et c’est là que le calvaire de la mule commença. Chaque soir, quand avaient sonnées les vêpres, elle voyait arriver dans son écurie quatre jeunes clercs qui se jetaient dans la paille en riant. Un peu après arrivait Tistet Védène, avec l’écuelle de vin. Ce bon vin qui la réchauffait, lui ravivait les pattes et le poil et qui lui donnait des nuits si douces. Ce bon vin, on le lui faisait respirer, on l’apportait dans son écurie… Puis on le buvait devant elle, sans qu’elle n’en ait une goutte ! Et si encore on l’avait seulement privée de son vin ! Mais une fois qu’ils avaient bu, c’étaient de vrais petits diables ces clercs-là. L’un lui montait sur le dos, un autre lui tirait la queue ou les oreilles, … Mais on n’est pas mule papale pour rien, et à ceux-là la mule pardonnait. Pas à ce maudit Tistet Védène cela dit. Celui-là ne se contentait pas d’ennuyer l’animal, il avait des idées bien plus cruelles. Un jour, il la fit monter tout en haut du clocher du palais. Imaginez la terreur de la bête, quand après avoir tourné dans des escaliers en colimaçon pendant une éternité, elle se retrouva aveuglée par une violente lumière sur une plateforme à peine assez grande pour s’y tourne, les habitants d’Avignon en bas à peine plus grands que des fourmis, qui entraient et sortaient de maisons de la taille d’une noisette. Partout dans la ville on la montra du doigt en riant. Le pape sortit à son balcon, alerté par les cris du jeune garçon.

« Bon père, c’est votre mule, elle est montée tout en haut de la tour !

– Toute seule ??

– Oui, toute seule ! Regardez le bout de ses oreilles, on dirait deux hirondelles !

– Mais malheureuse, que fais-tu là ? Descends donc ! »

Descendre, la mule l’aurait bien voulu, mais par où ? Les escaliers, ce n’était pas la peine d’y penser. Ces choses-là, ça se monte, mais à descendre c’est une autre histoire, et elle se serait brisé une patte avant le premier palier. Et par l’autre voie, c’est plus qu’une patte qu’elle se serait brisée. Finalement, il fallut la descendre par une poulie, avec un harnais, et tout le temps que la malheureuse mule pendit comme jambon, les pattes s’agitant dans l’air, elle fulminait, et pensait au coup de sabot qui attendait le garnement le lendemain. Jusqu’à Pampérigouste, on en verrait la fumée !

Mais le lendemain, quand vint l’heure du vin aux épices, Tistet Védène descendait le Rhône vers Naples, avec les jeunes nobles que la ville envoyait chaque année à la cour de la reine Jeanne pour apprendre les manières de la noblesse. Tistet n’était pas noble, mais le pape lui était si reconnaissant de toute l’énergie qu’il avait dépensé lors de l’incident de la tour qu’il avait voulu le récompenser ainsi.

La mule enrageait. « Ah le fourbe ! Il a dû se douter de quelque-chose… Mais ne t’inquiète pas, ce coup de sabot, je te le garde ! »

Et elle le lui garda. Tistet Védène parti, le bon temps du vin aux épices revint, et avec lui la bonne humeur d’antan. Pourtant, quand elle passait sur le pont, on voyait plus de retenue qu’auparavant dans son petit pas de gavotte. Sur son passage, les enfants riaient en se montrant la tour, et les vieux hochaient la tête, navrés. Même le pape n’avait plus la même confiance dans sa mule, et quand, revenant de la vigne, il se laissait aller à sommeiller un brin, il se demandait toujours s’il ne risquait pas de s’éveiller là-haut. La mule voyait tout cela, et elle en était bien attristée, et chaque fois le sabot l’en démangeait.

Sept années passèrent, puis un jour un jeune homme se présenta devant le pape, richement vêtu. Ce dernier, qui avait bien vieilli, plissa les yeux sans le reconnaître.

 « C’est moi bon prince, Tistet Védène ! Je m’occupais toujours de votre adorable mule. Elle était si attachante, l’animal.

– Mais oui, le petit Tistet Védène ! Eh bien, que veut-il de nous aujourd’hui ?

– Oh, rien de bien important votre Altesse ! Mais votre mule, j’espère va bien ? C’était un tel plaisir de s’en occuper. Je venais vous demander le poste du premier moutardier, qui vient de mourir, mais je voulais surtout passer revoir cette merveilleuse bête que j’aimais tant. Comme elle m’a manqué, tout ce temps en Italie !

– Premier moutardier ? Mais tu es bien trop jeune pour cette charge voyons. »

Si comme moi vous vous demandez ce qu’est un « premier moutardier », sachez que c’est exactement ce que ça semble être : le responsable de la moutarde du pape. Et si vous vous demandez, comme moi, pourquoi cela semble être un poste si important, je vous rappellerai qu’Avignon se trouve en France, et qu’encore aujourd’hui ne sort pas un film de ce pays qui ne comporte une longue scène de repas.

Toujours est-il que puisque Tistet Védène semblait tant aimer la mule, il parut cruel au pape de le séparer de l’animal auquel il était lui-même si attaché, et il lui donna le poste de premier moutardier. Si Tistet fut heureux, il n’y a pas besoin de le dire. Mais celle qui fut plus heureuse encore, ce fut la mule. La veille de la cérémonie, elle se bourra de foin, et donna du sabot contre le mur jusque tard dans la nuit.

Le lendemain, Védène arriva resplendissant dans la grande salle. Ses longs cheveux blonds frisaient au bout, et une barbe follette lui courait le long de la mâchoire, et qu’on aurait dite faite des copeaux tombés jadis du burin de son père, le sculpteur d’or. On disait que dans cette barbe, les doigts de la reine Jeanne avaient joué quelques fois, et le Sire Tistet avait bien l’air glorieux et le regard distrait des hommes que les reines ont aimés.

Pour l’occasion, il portait une jaquette aux couleurs de la Provence, et un grand chapeau d’où partait une splendide plume d’ibis de Camargue. Boniface, contre les soupirs de ses cardinaux, avait décidé que la mule qui représentait tant pour le jeune homme serait présente, et lorsque ce dernier la vit, il s’empressa d’aller lui gratter le menton en l’appelant de tous les noms doux qu’il trouvait. Mais dès qu’il la dépassa, elle lui décocha un de ces coups… « Tiens, canaille ! Ce coup de sabot-là, cela fait sept ans que je te le garde ! »

Et le coup fut si terrible, si terrible, que jusqu’à Pampérigouste on en vit la fumée. Une fumée de copeaux dorés dans laquelle tournoyait une plume d’ibis de Camargue.

« Ma foi, ces sacs de grains sont encore plus lourds qu’hier, mais moins lourds que demain j’parie ! »

L’âne laissa tomber le dernier sac contre le mur du moulin, et alla se coucher. Dans sa jeunesse, il gambadait aussi légèrement avec ou sans les sacs, mais depuis quelques mois il sentait que le poids des années s’ajoutait trop lourdement à celui du grain… et il savait que le meunier le voyait aussi. Il ne fallut pas plus de quelques jours après cela pour que la tâche l’ait épuisé avant même qu’il n’ait monté tous les sacs au moulin. L’âne sut alors que sa carrière de transporteur était terminée, et que d’autres perspectives bien moins plaisantes pouvaient maintenant s’ouvrir à lui. Mais comme il avait l’amour de la musique, il décida de partir immédiatement pour la ville de Brême, où il pourrait certainement rejoindre l’orchestre communal.

Après à peine quelques kilomètres, une forme attira son attention sur le bord de la route. Un gros chien, dont la fourrure avait plus d’argent que de charbon tentait péniblement de reprendre son souffle.

« Qu’est-ce qui t’arrache donc un tel soupir l’ami ?

– Hein ? Oh, ce sont ces fichus renards. Mon maître et moi les chassons toutes les semaines, mais il me semble que chaque fois ils courent un peu plus vite.

– Est-ce que ça ne serait pas toi qui te traîne un peu plus ?

– Hmm… Il est possible que ça joue aussi… Pourtant il faut bien que je le rattrape ! Mon maître s’est offert deux nouveaux chiots qu’il a commencé à dresser pour la chasse. Si je rentre bredouille, il risque bien de se dire qu’il gâche les os qu’il me donne à ronger.

– Hé, si c’est ça qui t’inquiète, pourquoi tu ne viendrais pas avec moi ? Je vais à Brême rejoindre l’orchestre communal. Je jouerais du luth, et tu pourrais faire les percussions ! »

Par politesse ou candeur, le chien ne releva pas que, pour un musicien doté de sabots, le luth n’était probablement pas le choix le mieux indiqué, et les deux compagnons d’infortune s’en allèrent ensemble.

Ils marchaient depuis un moment quand une ombre fila à travers la route juste devant eux, suivie par une botte qui lui vola à la tête. Mais comme il n’y avait pas de pied dedans, elle resta ensuite sur le sol, à côté d’un pauvre chat un peu sonné par l’impact. Le chien éclata de rire.

« C’est bien la première fois que je vois quelqu’un s’être mis à dos un bout de semelle ! Qu’est-ce que c’est que tu lui as fait le chat ?

– Humpf… Trois fois rien, c’est surtout ma maîtresse qui a à se plaindre. La botte est prompte à délivrer le message cela dit, je te l’accorde. Mais est-ce ma faute à moi si ces fichues souris bondissent en tous sens sans se laisser attraper ? A mon âge, j’avoue que je suis plus heureux avec un morceau de jambon pris dans le garde-manger !

– Si c’est ça le problème, accompagnes-nous à Brême ! En tant que musiciens communaux, on mangera sûrement gras tous les jours. »

Le chat n’étant pas de nature contraignante, il décida de laisser danser les souris et d’aller tenter sa chance avec l’orchestre de la ville.

Finalement les trois fugitifs passèrent devant une ferme, lorsqu’un assourdissant /cocorico/ les arrêta.

« Eh ! tas de plumes, il est midi bien passé, tu n’as pas un peu de retard là ?

– Ah mais aujourd’hui est un jour spécial messieurs ! Aujourd’hui je chante à pleins poumons jusqu’au prochain lever du soleil. Ma maîtresse a décidé de me servir à ses invités du dimanche, voyez-vous. Soi-disant que j’aurais du mal à me réveiller avec le soleil. Je serais inutile à l’écouter !

– Eh bien ! dans ce cas, viens avec nous ! fit l’âne. Nous allons à Brême rejoindre l’orchestre communal. Ta voix ferait sûrement forte impression si nous l’accompagnions. »

Le coq lança sa tête vers le ciel pour chanter son plaisir, mais le chat qui s’était faufilé derrière lui referma son bec d’un coup de patte.

« A Brême l’ami, à Brême. Garde donc ta voix ! »

Brême était encore assez loin cependant, et le soleil couchant vit se dessiner les contours noirs d’une forêt sur le rouge du ciel. Les quatre animaux décidèrent d’aller y passer la nuit. L’âne et le chien s’installèrent sur un tapis d’aiguilles, sous un arbre, le chat sur un rocher, et le coq monta jusqu’aux plus hautes branches, où il se sentait en sécurité. De là, il aperçut au loin de la lumière.

« Chers amis, je vois une maison là-bas plus loin, au cœur de la forêt. Peut-être pourrions-nous y demander l’asile ?

– Quoi, et refuser le confort de ce tapis d’aiguilles ? lança l’âne. Allons-y, je suis déjà piqué de partout. »

Quand la maison fut en vue, ils commencèrent à entendre des rires. L’âne s’approcha d’une fenêtre et jeta un œil.

« C’est un groupe de voleur les amis, ils sont tous attablés, en train de rire, boire et manger.

– (chat) Comment sais-tu que ce sont des voleurs ?

– C’est évident ! Ils sont habillés en noir, et ils ont des foulards autour du cou pour cacher leur visage. »

Le chien se dit que s’il existait effectivement un uniforme du voleur, il serait plus facile de les arrêter, mais ne releva pas.

Ils discutèrent rapidement d’un plan, puis l’âne alla placer ses sabots avant contre la fenêtre, le chien monta sur son dos, le chat sur celui du chien, et finalement le coq vola jusqu’aux épaules du chat. Alors, ensemble, ils donnèrent le concert le plus bref et assourdissant qu’une basse-cour ait jamais entendu, et sautèrent d’un bond à travers la vitre. Les voleurs renversèrent la table dans leur panique et fuirent sans comprendre ce qui leur était tombé dessus.

Les quatre ménestrels, eux, s’attablèrent, mangèrent et burent tout ce que leur estomac accepta. Puis ils se couchèrent. Le chat près du feu et le chien près de la porte. L’âne se trouva un tas de paille dans la cour et le coq vola jusqu’au toit.

Dans la forêt, les voleurs se faisaient passer un savon.

« Fuir comme ça, on devrait honte les gars ! Toi-là, tu es volontaire, retourne à la maison voir ce qui nous en a chassé. »

Le jeune voleur aurait bien demandé à son chef s’il était certain de savoir ce que « volontaire » signifiait, mais quelque chose de subtil dans la manière dont il agitait son poing en hurlant lui fit sentir que ce n’était pas le moment pour un débat lexical.

Quand il entrouvrit la porte, il aperçut les yeux brillants du chat qu’il prit pour des braises, et en approcha sa chandelle pour l’allumer. Le chat apprécia ce réveil aussi bien qu’on peut l’imaginer, et lança ses griffes vers le visage du voleur qui recula vers la porte en hurlant. Avant qu’il ait pu sortir le chien enfonça ses crocs dans son mollet, et une fois dans la cour, l’âne, le voyant passer près de lui, lui décocha un coup de sabot dans les côtes. Alors qu’il se relevait, le coq, réveillé lui aussi par le vacarme, hurla de tous ses poumons jusqu’à ce que le voleur ait été englouti par les arbres.

 « C’est une sorcière qui nous a chassé de la maison ! Quand je me suis approché de la cheminée elle a sauté hors du feu et m’a griffé au visage. J’ai voulu sortir, mais un de ses serviteurs qui se cachait derrière la porte m’a enfoncé un couteau dans la jambe. J’avais presque réussi à m’enfuir quand un géant m’a envoyé au sol d’un coup de gourdin, pendant que la sorcière hurlait des malédictions. Je m’en suis à peine tiré en vie ! »

De ce témoignage raisonnable, les voleurs conclurent que la maison était perdue, et n’y remirent plus les pieds. Les quatre musiciens de leur côté s’y plurent tellement qu’ils ne la quittèrent pas, et n’allèrent jamais à Brême où, au soulagement de ses habitants qui écoutent cette histoire, ils ne rejoignirent pas l’orchestre.

Il y a longtemps vivait à Dunmore, dans le comté de Galway, un simplet qui n’avait dans la vie que son amour pour la musique, et sa vieille mère qui s’occupait de lui de son mieux. Malheureusement la mère n’était pas riche, et pour ce qui était de la musique, s’il jouait assez correctement de la cornemuse, il ne jouait que le seul morceau qu’il ait réussi à retenir, The Black Rogue. Il arrivait malgré cela à gagner sa vie comme musicien itinérant, mais seulement parce que les gentlemen du comté l’invitaient aux fêtes pour se moquer de lui à son insu.

Un soir, alors qu’il revenait passablement ivre d’une fête, il entendit un galop derrière lui. Il n’eut pas le temps de se retourner qu’un coup de corne l’envoya voler dans les airs, et qu’il atterrit sur le dos d’un Puca. Il s’agissait d’un esprit qui prenait généralement la forme d’un bouc, d’un âne ou d’un cheval. Celui-ci cependant avait apparemment décidé de sortir le grand jeu, car il était grand comme un cheval de trait, avec de longues oreilles et des cornes plus grandes que celles qu’un bouc ne pourrait espérer voir pousser.

« Repose-moi bête infernale ! s’écria le musicien. Je suis en route pour la maison de ma mère, et j’ai en poche 10 penny qui lui donneront un charmant sourire !

– Ne t’occupe pas de ta mère, barde. Joue plutôt pour moi Shan Van Vocht.

– Je ne connais pas ce morceau…

– T’ai-je demandé si tu le connaissais ? Joue, je t’apprendrai. »

Le simplet envoya l’air dans ses tuyaux, et soudain il joua la plus belle mélodie qui était jamais sortie de son instrument.

« Bien, fit le Puca. Maintenant accroche-toi bien à mes cornes. Si tu tombes tu briseras ta cornemuse et ton cou.

– Mais où donc m’emmènes-tu ?

– La Banshee donne une fête dans son manoir, à Croagh Padraig, tu vas venir jouer pour nous.

– Croagh Padraig ? Tu m’épargnerais une belle trotte alors ! Le père William m’a puni d’un pèlerinage jusqu’à cette colline pour lui avoir voler un jar Noël dernier. »

Le Puca se mit au galop, mais chaque pas semblait un bond de plusieurs centaines de mètres, et ils arrivèrent en quelques instants chez la Banshee. Devant la porte il frappa trois fois le sol de son sabot, et la porte s’ouvrit. Le musicien était subjugué, non seulement par la beauté de l’endroit, mais surtout parce qu’il n’avait jamais remarqué une telle bâtisse sur la colline. A l’intérieur, des dizaines de vieilles femmes discutaient autour de ce qui avait sûrement été un fabuleux festin.

« Sois le bienvenu, Puca de novembre ! fit l’une d’elle. Qui nous apportes-tu avec toi ?

– Le meilleur joueur de cornemuse de toute l’Irlande ! »

A cet instant, une porte s’ouvrit au fond et en sortit, portant un plateau d’argent débordant d’amuse-gueules, le jar du père William.

« Alors ça, c’est trop fort ! s’écria le simplet. Je le reconnaîtrais entre mille ce jar, c’est celui que j’ai volé au père William ! Avec ma mère on en a mangé chaque morceau pour la Noël, à part une cuisse que j’ai offerte à Moy Rua. C’est elle qui a dit à père William que je l’avais volé. »

Mais ni le jar ni personne ne fit attention à lui.

« Joue pour ces dames maintenant ! » lança le Puca, et le musicien joua les gigues les plus rythmées pendant toute la nuit. Bientôt le soleil ne fut plus très loin de se lever, et le Puca annonça qu’il était temps de payer l’artiste. Chaque vieillarde lui offrit une pièce d’or, puis le Puca dit : « Allez, viens, je vais te ramener chez ta mère. » Mais avant qu’ils ne partent, le jar apparut à nouveau, et lui offrit une nouvelle cornemuse, d’un blanc immaculé.

Quand il arriva chez sa mère, le Puca lui dit :

« Merci pour cette nuit ! Tu as désormais deux choses que tu n’avais pas : de l’esprit, et de la musique. Profites-en. »

Il disparut et le jeune homme se précipita sur la porte et cria, en tambourinant : « Mère, viens ouvrir à ton fils qui est plus riche qu’un seigneur !

– Tu es encore saoul, répondit la vieille femme.

– Non, pas cette fois ! Ecoutez plutôt ça. »

Et prenant son nouvel instrument, il l’écrasa sous son bras pour envoyer de l’air dans les tuyaux. Le son qui en sortit fut si assourdissant qu’on aurait cru que toutes les oies et les jars d’Irlande s’étaient mis à crier en même temps. Les voisins accoururent et la mère sortit. Tous croyaient à une blague d’ivrogne, mais il donna le sac d’or à sa mère, puis pris sa vieille cornemuse. Il joua alors une mélodie si joyeuse que les voisins qui étaient arrivés furieux d’être réveillés se mirent à danser sur le chemin.

Le lendemain, dans le sac qui contenait les pièces d’or, il n’y avait plus que des feuilles de chêne. Mais les instruments étaient encore là, et le simplet, qui ne l’était plus, devint le plus célèbre musicien de tout le pays.

Il est un temps que les moins de 200 ans ne peuvent pas connaître. Alors il devient le temps des histoires, et pour celle que je vais vous raconter maintenant, j’ai besoin que vous fermiez les yeux. C’est fait ? Bon, ceux qui écoutent en voiture, il faudra faire avec les yeux ouverts par contre. Alors maintenant, concentrez-vous, parce que le bourdonnement que vous entendez, ce sont les cigales qui chantent leur sarabande au soleil pour le faire rester encore un peu. Le son aigu, c’est le lointain fifre de Provence qui accompagne les chèvres au sommet des collines de calcaire blanc. Sous vos yeux, un tapis de lavande et de bruyère en fleur, et montant la route de pierre, là-bas, cette procession de braves petits ânes chargés de sacs, c’est le blé d’or roux qui va au moulin pour être moulu. On crie « Ohé, du moulin ! » et on boit le muscat assis sous les grandes ailes que fait danser le mistral. Sous vos yeux, c’est la gloire des meuniers, et le temps des derniers moulins.

Car, imaginez-vous, voyant cela, des messieurs de Paris se dirent que ce qu’il manquait au tableau, c’était une minoterie à vapeur. Et, allez savoir pourquoi, tellement furent d’accord avec eux que bientôt tous les paysans de Provence laissèrent les moulins le ventre vide, et d’épuisement leurs grandes ailes s’arrêtèrent de tourner. Mais il y en avait un dans le pays qui ne l’entendait pas ainsi, et c’était maître Cornille. Partout il allait, et s’insurgeait : « N’allez pas chez ces crapules de minotiers ! Ces brigands travaillent à la vapeur, qui est l’invention du Diable, alors que moi, je travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du bon Dieu ! ». Mais personne ne l’écoutait, et son moulin aussi restait à l’arrêt.

Maître Cornille n’y vivait pas seul, il avait une petite-fille dont il s’occupait depuis la mort de ses parents. Vivette qu’elle s’appelait, et elle était charmante comme un cœur. Mais un jour, rageant que personne ne l’entendait, il ferma la porte de son moulin pour n’en plus sortir, et la petite Vivette se retrouva à devoir vendre ses services dans les fermes alentours. Dans le pays, on ne trouvait pas ça très bien de la part d’un homme comme maître Cornille de laisser sa petite à travailler ainsi, mais lui-même se mit à arpenter les rues comme un vagabond, les pieds nus, le bonnet de travers, la jaquette pleine de poussière. Alors, plutôt que de le blâmer, on le prenait en pitié, car on pensait qu’il avait perdu la tête. Mais pas tant qu’il ne sentit plus la honte, car le dimanche, à la messe, il restait désormais debout, à l’arrière, avec les pauvres.

Pourtant, son moulin tournait à nouveau, et on le voyait balader sur les routes son petit âne chargé de sacs de farine, comme auparavant. Parfois un paysan le voyant passer lui lançait : « Ohé maître Cornille, ça marche donc toujours au moulin ?

– Toujours mes petits ! Par Dieu, je ne manque pas d’ouvrage, peut-être de bras seulement.

– Et d’où vous vient-il, tout ce grain-là ?

– Motus ! Je travaille pour l’exportation. »

Et jamais on n’en tirait un mot de plus. Mais tout secret doit se savoir un jour ou l’autre, et voici comment on sut celui de maitre Cornille.

Au village vivait un joueur de fifre, qui faisait danser la jeunesse à tous les bals. Ce musicien-là avait un fils, assez beau garçon, et la nature clamant toujours son dû, ce beau garçon s’entendait assez bien avec la petite Vivette de maître Cornille. Le joueur de fifre n’avait rien contre leur union, d’autant que le nom de Cornille se respectait encore beaucoup dans la région, mais puisque les jeunes gens avaient beaucoup d’occasions de se voir, il trouva bon d’aller voir le meunier pour régler la chose au plus vite, avant que n’arrive un incident.

Comment il fut reçu, on ne peut le dire en restant poli, mais le joueur de fifre se vit conseiller de retourner à sa flûte, et d’aller chercher une fille à la minoterie s’il était si pressé de marier son fils. Et pendant tout ce temps, le vieux chat maigre qui dormait devant la fenêtre du haut lui soufflait furieusement sur la tête.

Indigné de cet accueil, l’homme s’en retourna chez lui et apprit la nouvelle aux enfants, qui en furent désespérés. Ils le supplièrent tant de pouvoir aller eux-mêmes parler au meunier qu’à la fin il les laissa faire. Quand ils arrivèrent au moulin, il était vide. Ils faisaient les cent pas en attendant le retour du grand-père, quand ils aperçurent la fenêtre où dormait le chat maigre, ouverte. Il ne leur fallut pas longtemps pour grimper là-haut, et ils se retrouvèrent au milieu des toiles d’araignées, à l’intérieur du moulin. Les coquines avaient même tissé leurs pièges sur la meule, qui était couverte de poussière. Le mistral entrainait encore les ailes du moulin, mais elles tournaient à vide. Il n’y avait pas une trace de farine, ni même de la bonne odeur du froment moulu. Dans un coin s’empilaient quelques sacs, les mêmes que ceux que le meunier chargeait chaque soir sur son âne. L’un d’eux, éventré, laissait couler un plâtra blanc sur le sol. C’était donc le secret de maître Cornille. Depuis que la minoterie avait ouvert, il avait survécu en vendant tout ce qu’il lui restait des beaux jours, promenant ces sacs le soir pour sauver l’honneur du moulin.

Les jeunes gens revinrent éplorés chez le joueur de fifre, et lui racontèrent toute l’histoire. Ce dernier rassembla tous les paysans des environs, qui eux-mêmes rassemblèrent tout le grain qu’ils avaient chez eux. Devant son moulin, le vieil homme sanglotait. Il avait remarqué que quelqu’un s’était introduit dans le moulin et s’exclamait « Je suis déshonoré. Tout le monde saura que le moulin est perdu désormais… » Mais alors il entendit les voix « Ohé du moulin ! Ohé maître Cornille ! » Et là-bas, montant la petite route de pierre, la procession de braves petits ânes apportait l’or roux du blé.

« Mes petits… Mes braves petits ! Je savais que vous me reviendriez. Ces minotiers ne sont que des charlatans ! Ah il faut boire à ce jour les enfants, mais d’abord laissez-moi un peu de temps. Il faut bien que je lui donne à manger, à mon moulin, il a le ventre vide depuis si longtemps ! » Et on but le muscat, et on dansa la farandole au son du fifre.

Plus jamais les gens du pays ne laissèrent le moulin avoir faim, mais un jour maître Cornille mourut, et les grandes ailes du dernier moulin de Provence s’arrêtèrent de tourner pour de bon.

Que voulez-vous, toute chose a son temps en ce monde, et les moulins avaient fait le leur.

Vassilissa s’agenouilla auprès de sa mère. Depuis plusieurs semaines la jeune femme n’avait pas quitté son lit. Sentant sa fin proche, elle avait demandé qu’on lui amène sa fille. Elle tenta de mettre tout son amour dans ces derniers mots, assez pour durer une vie, puis, avant de s’éteindre, elle offrit une poupée à son enfant. Elle lui dit de toujours s’en occuper comme d’une sœur, de lui raconter ses malheurs et tracas, et de toujours lui apporter un repas avant de se coucher. Ce furent ses derniers mots. Accablés de chagrin, le père et la fille vécurent seuls. Mais l’homme, voyant son enfant grandir aussi malheureuse que lui, se souvint que lui au moins avait commencé sa vie, heureux, et ne voulut pas qu’il en aille autrement pour sa fille.

Il décida alors de se remarier à une veuve qui avait elle-même deux filles de l’âge de Vassilissa. Il se dit qu’ainsi au moins elle aurait des camarades avec qui jouer, et oublier sa peine. De son côté, Vassilissa s’occupait de la poupée avec soin, et chaque soir, avant de s’endormir, elle lui racontait ses tracas. Si au début elle ne parlait que de sa mère, elle eut bientôt plus à lui conter. En effet, la belle-mère était atroce avec la si jolie petite fille qui faisait de l’ombre aux siennes. Elle grandit sous la férule de la marâtre, et devint le souffre-douleur de ses belles-sœurs qui la forçaient à s’occuper de toutes leurs tâches. Mais devant son père, elle n’était que rires et sourires, car elle pensait qu’il aimait sincèrement sa nouvelle femme, et ne voulait pas le voir malheureux à nouveau.

Malgré tout, elle devint une belle jeune fille, ce qui noircit encore la haine que lui portait sa belle-mère, et par imitation, ses belles-sœurs. Un jour, ces dernières décidèrent de lui jouer un tour. Un matin, alors que le père était parti à la ville pour quelques temps, elles allèrent voir Vassilissa et lui dirent que pour une fois, elles s’occuperaient des tâches ménagères. La jeune fille se méfia, mais se dit que quoiqu’il arrive cela valait bien la première grasse matinée qu’elle ait connue. Elle n’aurait pas pu imaginer comme elle se trompait. Quand elle se leva, les deux sœurs débarquèrent en criant :

« Chère sœur, c’est terrible ! Le feu s’est éteint, et il n’y a pas une allumette dans la maison. Nous allons mourir de froid si on ne le rallume pas. »

L’autre poursuivit : « On dit que Baba Yaga a toujours du feu qui brûle autour de sa hutte, tu pourrais aller lui en demander ! »

Vassilissa prit peur… On disait que Baba Yaga avait des dents de fer pour mieux dévorer les enfants. Mais il fallait en effet aller chercher du feu, et elle savait que ses sœurs n’iraient pas. Elle monta pour s’habiller chaudement, et juste avant de partir, elle prit sa poupée, qu’elle cacha dans sa robe. Elle marcha longtemps dans le vent glacial. Même si elle avait dormi plus tard que d’habitude, il faisait encore nuit, et la neige épaisse rendait chaque pas aussi pénible que de monter un long escalier. Après plusieurs heures, elle entendit un bruit de galop. Un cavalier vêtu entièrement de blanc et monté sur un cheval immaculé passa près d’elle à touteallure, puis disparut entre les arbres. Aussitôt, le ciel noir s’ouvrit et laissa monter la clarté de l’aube. Un peu plus tard, elle entendit à nouveau un bruit de galop, et cette fois un cavalier tout habillé en rouge la dépassa, monté sur un cheval d’un roux flamboyant. Alors le soleil monta au-dessus de l’horizon, et la journée commença à se réchauffer. La jeune femme marcha tant que le soleil tourna dans le ciel, et n’était pas encore arrivée lorsqu’il descendit derrière l’horizon. Pour la troisième fois, un galop retentit, et un cheval noir jaillit des fourrés, portant sur son dos un cavalier drapé de noir. Alors qu’il s’en allait, le soleil disparut, et la nuit dévora le ciel. Mais dans l’obscurité brillaient encore quelques lueurs au loin.

Quand elle se fut approchée, elle vit une hutte au milieu d’une clairière, entourée d’un cercle de pieux. Sur chacun était monté un crâne, et de leurs yeux sortaient des flammes, qui éclairaient les environs. Rassemblant tout son courage, Vassilissa s’approcha, et frappa à la porte. Baba Yaga vint lui ouvrir. La sorcière était une vieille femme, petite et courbée, ses cheveux blancs tombant très bas dans son dos.

« Que me veux-tu petite ?

– Notre feu s’est éteint baba, et mes belles-sœurs m’ont demandé de venir en chercher chez vous.

– Elles ont été assez malignes pour ne pas venir elles-mêmes… Très bien, voilà ce que je te propose : je te prendrai à mon service pendant deux jours. Si tu es une bonne servante, je te donnerai ce que tu es venue chercher. Sinon, tu seras l’invitée d’honneur à l’heure du repas. »

Et sur ces derniers mots, la sorcière eut un sourire mauvais qui dévoila ses dents de fer. Elle fit entrer Vassilissa et lui montra sa chambre, mais la jeune femme ne put dormir tant elle craignait ce que la sorcière allait lui demander le lendemain. Elle se confia à sa poupée, et pleura beaucoup jusqu’à ce que le soleil finisse par se lever. Baba Yaga débarqua alors dans sa chambre et l’emmena jusqu’à une grande pièce où s’entassaient quelques sacs.

« Dans ces sacs sont mélangés des grains de seigle et d’orge, mais je déteste l’orge. Trie les uns par uns. Et gare à toi si je trouve un seul grain d’orge parmi le seigle. »

Et sur ces mots, la sorcière monta dans l’énorme mortier qui attendait près de la porte et s’envola. C’est seulement à cet instant que Vassilissa remarqua que par l’ouverture, elle apercevait la cime des arbres. En regardant dehors elle vit que la hutte ne touchait plus le sol, mais était juchée bien haut sur deux pattes de poule. Abandonnant tout espoir de s’échapper, elle retourna dans le cellier. Elle était désespérée… Comment trier autant de grain en une journée ? C’était impossible ! C’est alors qu’elle sentit quelque chose bouger dans la poche de sa robe. La petite poupée de chiffon grimpa hors de sa cachette, sauta sur le sol et s’exclama :

« Ne t’inquiète donc pas tant ! Tu as veillé toute la nuit, va donc te reposer un peu. Je m’occupe de tout ça. »

Vassilissa était bien sûr étonnée de voir le cadeau de sa mère prendre vie ainsi, mais piégée dans une hutte perchée sur des pattes de poule, à attendre le retour d’une sorcière partie en volant dans un mortier, elle décida de ne pas s’en émouvoir plus que de raison, et de faire confiance à la poupée. Elle alla se reposer quelques heures, et lorsqu’elle s’éveilla, midi n’était pas passé, mais tout le grain était déjà trié en deux grands tas bien nets. Ne sachant pas quoi faire, elle décida d’utiliser le temps qui lui restait pour ranger et nettoyer la hutte. Quand, au soir, la sorcière revint, elle fut surprise de voir que sa servante avait si bien travaillé, mais ne trouva rien à redire. Elle porta ses longs doigts osseux vers ses lèvres et siffla. Trois paires de bras surgirent pour emporter le grain. Ce soir-là, Baba Yaga se goinfra de tout ce qui se mangeait dans la maison, et ne laissa que quelques restes pour Vassilissa, qui les garda pour le repas de sa poupée. En se réveillant, elle l’avait trouvée allongée près d’elle, aussi immobile que d’habitude. Elle ne dormit pas mieux cette nuit, redoutant que son amie ne se réveille pas pour l’aider le lendemain.

Aux premiers rayons du soleil, la sorcière la mena jusqu’au cellier, mais cette fois il n’y avait pas de sacs. Un seul gigantesque tas remplissait la salle jusqu’au plafond, et le grain n’étaient plus du seigle et de l’orge, mais de minuscules graines de sésame et de pavot. Comme la veille, la sorcière s’envola. Aussitôt, la poupée se dressa et dit à Vassilissa de la laisser travailler. Quand Baba Yaga revint, deux énormes tas bien séparés l’attendaient. A nouveau elle siffla, et les trois paires de bras apparurent. Cette fois, les deux soupèrent ensemble. Enhardie par l’attitude plus amicale de la sorcière, Vassilissa se risqua à demander à son hôtesse si elle connaissait les trois cavaliers qu’elle avait croisés en chemin.

« Bien sûr que je les connais. Le premier est mon jour clair, et le second mon soleil ardent. Le dernier est ma nuit noire. »

Vassilissa n’en demanda pas plus, et la vieille reprit :

« Tu fais bien de ne poser des questions que sur ce qu’il se passe à l’extérieur de la hutte. Mais j’en ai maintenant une pour toi : comment as-tu pu trier tout ce grain en à peine une journée ? »

La peur saisit la jeune fille, mais puisque la sorcière lui avait répondu honnêtement, elle pensa devoir faire de même, et lui parla de sa poupée. Baba Yaga répondit avec un sourire :

« Je savais tout de ta poupée, mais je voulais voir si tu tenterais de me mentir. Néanmoins, même avec de l’aide tu m’as bien servi. Retourne chez toi, et emporte un des crânes que tu as vus en arrivant. »

La nuit était tombée, et la hutte s’était assise, repliant ses jambes sous elle. Vassilissa sortit et se saisit d’un des pieux sur lequel brulait un crâne. Alors elle s’en retourna vers sa maison. A nouveau, elle vit passer en chemin le cavalier blanc, puis le cavalier rouge. Quand le cavalier noir la dépassa, elle sut que sa maison n’était plus très loin. Mais la manière dont le crâne brillait dans les ténèbres lui fit peur, et elle pensa un instant à le jeter. « Je ne ferais pas ça si j’étais toi. » fit une voix. Ce n’était pas la voix de la poupée, et personne ne se trouvait dans les environs. Les mots étaient venus du crâne lui-même. Décidant de suivre le conseil, elle le ramena chez elle, et le plaça dans la cheminée. La marâtre fut furieuse de voir revenir sa belle-fille, et l’envoya immédiatement dans sa chambre. Mais quand elle s’installa devant l’âtre avec ses filles, les yeux du crâne leur jetèrent un regard terrible. Les flammes jaillirent hors de la cheminée et tentèrent de les consumer. Hurlant de peur, les trois femmes se précipitèrent hors de la maison, et n’y remirent jamais les pieds.

Vassilissa, épuisée par ses aventures, ne se réveilla que le lendemain, pour trouver son père de retour. Elle lui raconta toute l’histoire, et tout ce que la belle-mère lui avait fait subir depuis qu’il l’avait épousée. Il jura de la chasser si elle revenait un jour, et ils vécurent enfin heureux tous les deux. Vassilissa continua à nourrir sa poupée chaque soir, mais cette dernière n’eut plus jamais besoin de se lever.